Les salauds – Claire Denis – 2013

21007804_20130523112205063Night time woods.

    7.5   On est loin des plus belles heures du cinéma de Claire Denis, néanmoins, outre cette relative déception, j’aime ce nouveau film pour plusieurs raisons. Sinon en mutation, je crois que c’est une cinéaste en plein doute créatif. White material, déjà en dessous, était un fort récit qui ne se démarquait pas de par sa forme. Hormis sa fin, je n’ai rien de précis qui me revient. Cet abandon-là, cher au cinéma de l’auteur, m’avait manqué. Ces envolées insoupçonnées où l’on a l’impression que le film lui-même s’émancipe de son récit, crée une entrée parallèle, qui terrasse tout, étaient absentes. A l’opposé, Les salauds est un sujet fort – quasi intraitable – hyper survolé afin d’en faire un objet avant tout formel. Essai formel et voyage identificateur. Le problème ici c’est que Claire Denis ne s’abandonne pas corps et âme dans son obsession, elle montre autant qu’elle bâcle (le film a été parait-il conçu à la va-vite ce qui ne m’étonne pas) ne crée par cette transcendance parallèle suffisante parce que son sujet ne convient pas vraiment à son cinéma. Ça me parait beaucoup trop sordide comme toile de fond pour ne s’en servir qu’en toile de fond. Ou alors il aurait fallu être plus mystérieux, plus mystique, faire de cette bulle un espace mental, organique et indéchiffrable. Ce qu’il a de malsain le rend finalement moins malsain que grossier, par instant. C’est ce qui l’éloigne d’un Lost Highway auquel on peut parfois songer, au détour de quelques plans, de contrastes étonnants, de couleurs saturées, d’envolées baroques. Mais la première demi-heure, excepté ce beau prologue, est loin d’évoquer Lynch malheureusement. Pourtant le film sait rebondir. Il y a des choses très belles, très fortes, à l’image de cette marche nocturne qui revient souvent comme la seule image que l’on aurait gardé d’un cauchemar, de ces cigarettes cachées dans une chemise blanche, ce fantasme de l’enfant mort, l’animalité qui ressort de la première scène de sexe, une ruelle de prostituées junkies, ou encore cette voiture zigzaguant sur l’asphalte. C’est un film très perturbant, très marquant, un voyage en eaux troubles sans aucun jugement moral puisque sans cesse aux crochets de Marco, cet homme qui va se retrouver face à l’impensable, perdu entre le désir et le sordide. Un impensable d’autant plus inconcevable qu’il triture les liens familiaux. Il faut que le film soulève cet embarras, afin de nous caler sur celui de Marco. Accepter autant que lui que ce qui semble à priori monstrueux ne l’est pas dans cette souche hors du monde et du temps (Il y a beaucoup d’amour et de consentement dans cette obscénité familiale). Une espèce de déconstruction plutôt fascinante s’opère, nous plongeant dans un trip cauchemardesque duquel on ne sortira que sur une image trop puissante pour que celui-ci se prolonge, fameuse saturation pré réveil, qui associe ici les Tindersticks (qui nous offrent une très belle partition tout au long du film, boisée, enfumée, vaporeuse) avec une infâme séquence d’épi de maïs. Finir là-dessus n’est pas anodin mais c’est osé. C’est une image sauvage, terrifiante, qu’on n’attend plus à cet instant et boucle le récit, dans le style de ces immondes petits vieux dans Mulholland drive ou cette petite vieille clôturant Don’t look now. C’est la fin d’une obsession, d’un cauchemar. Il m’aura fallu le digérer mais je crois bien que j’ai adoré. Je pense que c’est un grand film paradoxal et comme tout grand film paradoxal je ne pense pas qu’il faille ou non comprendre quelque chose mais qu’il y ait à sentir et ressentir, être immergé ou tétanisé, peut-être avoir besoin de deux visionnages pour se laisser happer. Comme souvent chez Claire Denis, la deuxième fois est nettement meilleure. Probablement parce qu’il n’est question chez elle que de mise en scène.

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