« Joie, joie, joie, pleurs de joie »
10.0 S’il a fallu cinq ans à Félicie pour retrouver l’amour de sa vie, j’en aurais attendu autant pour revoir et reconsidérer cette merveille absolue, deuxième conte de la séries des saisons qui aujourd’hui m’apparaît comme étant le plus beau des quatre et de très loin.
D’emblée, les premières images sont troublantes, aussi bien dans leur ambiance davantage estivale qu’hivernale, que dans leur construction rapide présentées comme si l’on regardait un album photo en mouvement, sans paroles ou presque, seulement des instantanés de bonheur à deux, banal amour de vacances, qui deviendra bientôt, par les faits prochains, les coïncidences et l’écoulement du temps beaucoup plus que ça. Félicie et Charles se sont en effet rencontrés, se sont aimés puis se sont perdus. Bêtement perdus. Un simple lapsus sur une adresse. Levallois sur un bout de papier s’est transformé en Courbevoie. Et nous l’apprendrons bien plus tard (puisque le film ne force jamais le déroulement scénaristique) : Félicie s’est rendu compte de son erreur en la répercutant sur les papiers de maternité, six mois plus tard, alors qu’elle portait en elle l’enfant de cet amour qui n’est jamais revenu.
Et Rohmer ne psychologise pas sur ce lapsus. A aucun moment il ne remet en question son caractère purement accidentel pour une éventuelle mauvaise attention inconsciente. C’est sans doute sur cette donnée si terrible que son film est si lumineux : Félicie dit un moment à Loïc n’avoir jamais envisagé que Charles l’ait oublié, aussi bien avant de se rendre compte de son erreur qu’après. Charles pourrait être à Cincinnati comme il disait rêver d’y vivre ou tout aussi bien être à Paris où il disait y passer régulièrement pour voir sa famille. Conte d’hiver est un grand film sur la foi. Celle d’une femme qui envers et contre tout, décide d’attendre ce promis, se refuser le bonheur – de rencontrer quelqu’un dont elle s’amourachera autant – quotidien pour en préserver cet espoir. On pense aux Nuits blanches de Dostoïevski. Et même si elle franchit un nombre incommensurable d’obstacles comme celui d’envisager de vivre en province et voir ainsi s’éloigner la maigre possibilité de le caresser.
Autour de Félicie gravite donc continuellement sa fille, qu’elle élève quotidiennement, sans jamais lui avoir menti sur l’identité de son vrai papa. Dans la chambre d’Elise est disposé un cadre photo avec l’un des clichés pris par Félicie durant les toutes premières scènes du film sur une plage. Il n’y a pas de mensonge important chez Félicie. C’est ce que lui dira Loïc un moment donné, lui avouant que c’est ce qu’il aime le plus chez elle tout en acceptant que ce refus du mensonge – aux autres comme à soi-même – la rapproche inéluctablement d’un bonheur idéalisé qui ne peut forcément pas faire le sien. Cette bienveillance-là inscrit le film dans une rêverie sublime, d’une telle douceur qu’elle génère la compréhension de tous les personnages. Car on pourrait en dire autant de Maxence, le gérant du salon de coiffure dans lequel Félicie travaille, avec qui elle s’attache jusqu’à envisager un bref instant de le suivre dans son nouveau salon à Nevers. Loïc, Maxence, deux êtres qui comptent pour elle autant que pourraient l’être des meilleurs amis, éternels amis, mais avec qui elle a fondé des relations quotidiennes et sexuelles qui dépassent pour eux ce simple statut. Tous deux acceptent pourtant sans broncher leur statut de second couteau.
Félicie demande aux hommes qui l’aiment d’accepter qu’elle ne les aime pas. L’intellect de Loïc et le physique de Maxence reflètent à eux deux la somme des désirs de Félicie pour cet être absent, un Charles dont elle voudrait et espère trouver le condensé. Cette folie, puisqu’elle dit aimer à la folie est une folie de latence, abstraite, l’amour pour un fantôme, j’allais écrire un fantasme, oui un fantasme, éternel, pendant cinq années de vide, d’attente à l’échelle planétaire – puisqu’il ne s’agit plus d’attendre la fille de l’Eglise mais un garçon qui pourrait être partout, ici et ailleurs. Eternel introuvable.
Il faut que la question du choix ne se pose pas, selon Félicie. Son quotidien est donc parsemé de déambulations et d’itinéraires secondaires. En faisant comme Vidal et Pascal, à savoir parier sur le fait que l’histoire ait un sens, elle se prive d’un bonheur du présent qui a certes plus de probabilité d’aboutir mais qui ne lui conviendrait pas. Si la probabilité est particulièrement infime, Félicie décide de ne pas renoncer puisque dit-elle « Ce sera une joie tellement grande si je le retrouve que je veux bien donner ma vie pour ça » voire avant « ça m’empêchera de faire des choses qui m’empêcheraient de le retrouver ».
Si dans Ma nuit chez Maud, dont Conte d’hiver semble être le contrepoint ou l’un de ses miroirs, les personnages avaient une pleine conscience intellectuelle, au sens littéraire du terme, c’est à dire dans le rapprochement systématique de leurs convictions et celles que l’on trouve dans les livres, Félicie, ici, est complètement hors de livres et condamne en quelque sorte cette vertu « intello » (pour la citer) en refusant de croire, comme le fait Loïc, que l’on peut envisager la vie le nez continuellement dans les bouquins. C’est son leitmotiv quotidien : accepter de ne pas différencier clairement Platon, Pascal et Shakespeare tout simplement parce que la théorie l’éloigne de ce qu’elle vit, de ses intuitions.
Pourtant, de références, le film en est largement constitué. S’il y a des hasards chez Rohmer, ce sont des hasards du quotidiens ou des miracles, aucunement des références – Livres, généralement. Dans l’adresse que laisse Félicie, au-delà de sa boulette sur le nom de la ville, c’est le nom de la rue qui esquisse un premier indice. Rue Victor Hugo. On le retrouvera en effet bien plus tard lors d’une conversation avec des amis intellectuels de Loïc, tergiversant sur le thème de la réincarnation et de la métempsychose – Loïc allant même jusqu’à réciter un passage des Contemplations du poète. Quant à Courbevoie remplaçant Levallois, l’image – de la voie courbée, spirale tortueuse – est tellement belle et géométrique qu’elle relève à la fois d’une grande afféterie autant que d’une pure simplicité.
Un indice parmi d’autres aussi lorsque Loïc invitera Félicie au théâtre peu avant qu’elle ne retrouve Charles, par hasard. On y joue Le conte d’hiver, une pièce de Shakespeare, dont la thématique du retour bouleversera littéralement Félicie. Ce qui s’ensuit, le dialogue dans la voiture, est l’une des plus belles réussites rohmériennes, dans ce qu’il trace de convictions intimes, de parallèles mystiques, de croyances. C’est dans ce dialogue que Félicie dira son attachement à croire en ce retour de Charles, puisqu’elle gagne plus à y croire qu’à ne pas y croire. Paroles sur lesquelles rebondit inévitablement Loïc, en citant Pascal (qu’elle ne connaît pas) et des mots relativement similaires : « En pariant sur l’immortalité, le gain est si énorme que ça compenserait la faiblesse des chances ». On pourrait considérer Conte d’hiver en tant qu’adaptation hérétique de Pascal – au double sens qu’elle n’est ni religieuse ni littéraire. Le miracle est déjà en marche, en fin de compte : Félicie cite Pascal sans le connaître.
Avec le temps, Rohmer s’est éloigné de l’attribut attractif, joueur, mercantile de son pari, au sens Pascalien du terme. Si avant, ses personnages pariaient aveuglement sur l’avenir (Jean-Louis sur son mariage avec la blonde inconnue, L’étudiant de Monceau sur une seconde rencontre avec celle dont il est assuré qu’elle sera sa promise) Félicie parie sur la réapparition d’un bonheur passé, enfoui, mais bien réel. Elle a disons moins de probabilité de le voir ressurgir mais beaucoup plus de chances de le voir se prolonger – au nom de l’existence charnelle qui a déjà existé et de l’enfant qu’elle a engendré.
Conte d’hiver est un film d’une simplicité déconcertante dans la mesure où c’est un film sur l’attente, un peu comme l’était La boulangère de Monceau. Ce dernier faisait la synthèse de cette attente entre les deux points temporels qui reliaient le narrateur à celle qu’il s’était convaincu d’épouser. En situant l’action cinq ans après son prologue, Conte d’hiver choisit de montrer l’attente perturbée par un présent accéléré – les quinze derniers jours de cette attente terrible – sur le point d’atteindre le miracle. Dans ce théâtre, lors de la représentation qui voit revenir la défunte, Félicie semble avoir trouvé devant elle l’équivalent du rayon vert de Delphine.
Rohmer a souvent fait des films avec des grands absents et souvent ils ont tort ou bien ils sont l’issue du récit, non en tant que personnage à part entière ou point culminant mais en tant que porte de sortie – Le genou de Claire, Conte de printemps. Charles est le grand absent de Conte d’hiver, mais c’est paradoxalement le personnage vers lequel converge tout le récit. Et si absence il y a, elle n’est jamais compensée par la résurrection. La beauté de ce conte (le terme prend tout son sens ici) est de nous faire croire en cette possibilité de résurrection avant de nous l’offrir dans un final rêvé, vertigineux, bouleversant qu’on n’attendait alors peut-être plus.
La fin est un opéra de larmes. De larmes de joie. Elise surprend sa maman, pleurer dans les bras de Charles, lequel est surpris de ces sanglots et lui demande si tout va bien. Je ne pleure pas, je pleurs de joie, dira Félicie. Elise, somme toute bouleversée, s’en va seule sur le canapé du salon sur lequel elle se met à pleurer. Sa grand-mère s’inquiète mais Elise rétorquera comme maman : « Je pleurs de joie ». La référence à Pascal et les mots qu’il laisse dans son Mémorial est trop explicite – ce qui ne l’empêche pas d’être magnifiquement subtile – pour relever du simple hasard.
Là où Rohmer s’il est un conteur est aussi un grand réaliste c’est dans la texture de son hors champ. En ce sens, Conte d’hiver peut constituer la parabole parfaite, ultime de tout son cinéma. On peut le considérer comme son dernier chef d’oeuvre mais aussi pourquoi pas comme son chef d’oeuvre dans sa manière de condenser tous les autres. L’absent – le hors champ – permet à Félicie d’être elle, entièrement. C’est probablement la plus entière des héroïnes rohmériennes. La soudaine apparition de ce hors champ – le grand retour – trahit une certaine incertitude, sentiment nouveau pour Félicie, à savoir que la possibilité du bonheur attendu efface ce qui fait son intégrité. Que les pleurs de Delphine face à son rayon vert ou ceux de Félicie face à sa retrouvaille rêvée soient sincères ils traduisent néanmoins d’un bonheur instantané, possiblement éphémère. Le hors champ reste le seul gage de pérennité. Il y a cette histoire mais il y en a mille autres derrière.