Les sept hasards.
8.5 Afin de rappeler qu’il est toujours ce magicien des mots, qui aime détourner les plus infimes apparences, Rohmer a d’abord conçu un titre bâtard en forme de triple aventure, agrémenté d’un sous-titre que tout le monde a oublié : Les sept hasards. Une thématique qu’il chérit comme d’aucuns. Le film s’ouvre dans une école où un instituteur chevronné donne son cours sur la proposition subordonnée circonstancielle de condition. Autant dire qu’on est déjà dans le jeu, ludique partie de cache-cache avec les tournures, les apparences et les situations.
L’Arbre, le maire et la médiathèque comme auparavant Perceval le gallois ou plus récemment Quatre aventures de Reinette et Mirabelle, est structuré en chapitres. Les parties suivent la suggestion du sous-titre du film, ces fameux hasards. Sept chapitres, sept hasards qui exploitent évidemment la thématique du film, à savoir présenter le quotidien d’un maire socialiste d’une petite bourgade de Vendée et son projet de construire un complexe sportif et culturel dans un lieu abandonné du village.
Le maire de Saint-Juire est incarné par l’excellent Pascal Greggory, déjà présent chez Rohmer dans Pauline à la plage, ici surprenant en campagnard politique décalé, Delanoïste vendéen en quête d’une joie de vivre solidaire, qu’il imagine dans un petit village isolé dont l’idée un peu foutraque attire autant les doutes que les encouragements. Rohmer poursuit donc toujours sa quête 80’s d’un affrontement Ville/Campagne, en le politisant cette fois davantage, très proche, en somme, d’un conte de La Fontaine.
Mais le titre du film est déjà – encore – un leurre. Un demi-leurre. Un arbre qui n’est bientôt plus. Un maire qui n’est déjà plus. Une médiathèque qui n’est pas encore. Le film se dénommerait La romancière, la journaliste et la petite fille qu’il serait déjà plus représentatif de sa propre dynamique. Une affaire de femmes, une fois de plus, dans un jeu de rôles dans lequel l’homme n’est qu’un pion figé, chacun dans son monde à lui, autour duquel les femmes proposent les vrais aboutissants.
La place est laissée aux personnages. Il y a cette amie écrivain, personnage sophistiquée (de ceux que Dombasle prend un malin plaisir à incarner) qui sert en quelque sorte d’agent au maire sortant et découvre les joies de la campagne et l’appui dans son projet ; cet homme rédacteur très réputé qui évalue son projet avec un scepticisme évident ; cette femme qui par le plus grand des hasards se retrouve embauchée pour écrire un article sur cette idée ; cet instituteur qui refuse cette implantation ; la fille de ce dernier qui se révèle plus patiente et réfléchie que son père… Et tout ce petit monde gravite autour de ce maire et interagissent pour faire aboutir ou capoter son idée. Le choix de cette découpe en chapitres est probablement l’idée la plus judicieuse car en accord parfait avec son récit.
Et bien entendu il y a cette évocation des hasards, principe très rohmérien (cf. Le Rayon Vert ou Conte d’Hiver) qui participe ici pleinement à l’élaboration de ce projet, aussi futiles soient-ils au départ. Une fois c’est un répondeur débranché, ailleurs c’est un ballon qui se retrouve malencontreusement chez le voisin. Et ces petits événements concourent à changer le destin de cette petite histoire de construction de médiathèque.
Il ne faut évidemment pas oublier l’humour permanent, inhérent au cinéma de Rohmer mais plus développé ici encore. Et ce naturel qui ressort de nombreuses séquences donnant l’impression d’une part libre à l’improvisation – ce qui est rarement le cas chez Rohmer – et de fraicheur – La fameuse prise unique. En ce sens, Fabrice Luchini et Arielle Dombasle sont les plus prodigieux. Cette scène où il effectue un monologue colérique inutile où il défend comme il peut sa terre, son arbre, que sa fille interrompra bientôt par un « Tu parles dans le vide papa » ou cette scène où elle démontre par A+B l’inutilité, la froideur, la laideur des places de parkings sont des séquences absolument géniales. A se tordre.
Alors bien sûr, beaucoup diront que le film de Rohmer est d’une naïveté déconcertante – l’intervention de cette fille de 10 ans étant la plus fervente démonstration – mais n’est-ce pas avant tout pour servir un récit, une réflexion qui elle, relève du faussement naïf ? Car mine de rien c’est un grand film politique aussi. Bien ancré dans une époque où l’écart gauche/droite se faisait déjà de plus en plus étroit.
Cette parenthèse rohmérienne vaut surtout pour son curieux mélange des genres. A la fois très éloignée de ses essais habituels, contes saisonniers et moraux comme comédies proverbiales, tout en étant proche de certains autres, moraux essentiellement. Plus découpés, chapitrés, à la manière du Signe du lion ou de Quatre aventures de Reinette et Mirabelle. Et situé à mi-chemin entre Rozier, Eustache et Depardon, plus encore qu’à l’accoutumée. Il y a l’utopie passagère du premier, la gravité masquée du deuxième, la parole au réel du dernier. Un film où les politiques ont le premier mot (l’idée), les paysans le bon mot (la réalité) et les enfants le dernier (le rêve).
C’est donc une sorte de disserte pour rire made in Rohmer. Sur ses interrogations politiques, et le rôle prépondérant du hasard. C’est aussi la convocation de certains termes « piliers » dans la politique (Réac/écolo, socialisme/libéralisme, Ambition/mégalomanie) qui ne trouvent pas de signification directe ici. Et tout cela pour accoucher non pas sur un récit d’une lourdeur indigeste mais plutôt sur quelque chose de léger, drôle, subjectif, rythmé qui en fait l’un des films les plus passionnants et jouissifs de son auteur.