10.0 Je connais ce film depuis ma plus tendre enfance. Je l’ai revu hier pour la énième fois. Comme chaque année. J’y vois toujours ce maître étalon et précurseur du genre, le film catastrophe, et bien plus encore. Un grand film sur le confinement et la survie dans une société à son point de rupture. Une parabole sur la majorité, l’effet de groupe. Un voyage dans les enfers avant un salut désenchanté. Je vais essayer d’en parler et tenter de rester le plus objectif possible, mais je ne garantis rien.
Dans les années 70 naissaient les films catastrophes. Le film de Ronald Neame côtoyait celui de John Guillermin, qui réalisa La Tour infernale. Il y’en a probablement d’autres mais ce sont les deux seuls que je connaisse ou qui m’aient véritablement marqués. Ce genre a repris du galon dans les années 90/2000 se concentrant davantage sur ses effets spéciaux, le couronnement étant l’insipide 2012 de Roland Emmerich. Il a même fallu attendre 2006 pour qu’Hollywood nous gratifie d’un remake du Poséidon, réalisé par Wolfgang Petersen (dont c’est à ce jour le pire film) qui ne propose rien de nouveau à l’original si ce n’est une débauche d’effets spéciaux curieusement nullissimes.
Les effets spéciaux de L’aventure du Poséidon sont obtenus avec les moyens du bord, jamais sensationnels, jamais grotesques, juste minimalistes et relégués derrière le récit. Le minimalisme n’a que du bon de toute façon, il suffit de voir combien cela fonctionne de faire tanguer imperceptiblement – Lors de sa partie introductive, le film est déjà dans ces petits balancements – une caméra et y apporter un son étouffé de taule qui grince. Au début du film, le générique défile sous les plans du paquebot naviguant dans les eaux pas encore déchaînées accompagné de la musique de John Williams. Puis il y aura un petit texte d’introduction expliquant que le navire en question a fait naufrage un 31 décembre et que le film souhaite raconter l’histoire des survivants du naufrage. C’est donc un film de survie. Le paquebot n’est qu’un décor.
Il y a deux idées majeures dans le film qui se révèlent intéressantes : D’abord le choix de ne jamais compenser le drame de l’intérieur par l’extérieur. Le film se fige dans le bateau il n’ira pas ailleurs, aucun point de vue n’en sera apporté de l’autre monde. Ensuite, il se concentre rapidement sur un petit groupe de personnes, pas forcément liées dans le récit, dont on comprend qu’ils le seront après la catastrophe. Au centre de ce groupe, un révérend, joué par Gene Hackman. Homme de foi progressiste qui prône le courage, l’essai, les vainqueurs et n’accepte pas de se soumettre aux prières. L’image pourrait être grossière mais le film ne s’en porte que mieux. Ce sera lui l’artisan d’une évasion un peu folle comme s’il trouvait là une matérialisation à son salut, un moyen de combler ce qu’il recherche depuis toujours. Je vais heurter les puristes mais ce schéma me rappelle Stalker de Tarkovski dans la mesure où il s’agit là aussi d’un guide, orgueilleux, aveuglé par la foi et obsédé par cette transmission de la foi.
Le film ne fait pour autant pas son apologie. A première vue on serait pourtant tenter de dire que si, puisque à cette initiative de grimper vers la salle des machines (rappelons que le paquebot s’est retourné, d’ailleurs la reconstitution à l’envers est très réussie) acceptée par neuf personnes et refusée par une majorité qui fait confiance en une possible arrivée des secours, répond cette suite des évènements tout juste post grimpette dans l’arbre de Noël servant à atteindre les cuisines (rappelons que le bas c’est le plafond) deux explosions et l’inondation de l’étage. Tous se précipitent, désormais animaux dans la plus pure des représentations de survie, et échouent leur sauvetage dans un sapin factice qui s’écroule sous le poids bien trop élevé de ses innombrables hôtes. Le révérend Scott peut fermer les portes des cuisines, après avoir été impuissant à ce climat de panique suprême situé en dessous de ses pieds et le film, comme survie par pièces et par étapes, peut repartir autrement.
C’est que pourtant, dans cette scène précédant le drame, le révérend tente de convaincre encore et encore et jette son ultime dévolu sur cet ami, prêtre classique, qui lui avoue ne pas pouvoir abandonner ses confrères, même s’il sait qu’ils sont irrémédiablement condamnés. Le révérend voudrait un avis sur son sermon (du début de film) espérant qu’il trouvera là le parfait argument pour que son ami le suive. C’est un sermon pour les forts, lui répondra t-il. Cette scène est forte car elle a au moins le mérite de replacer cette idéologie extrême dans son égoïsme, sa dévalorisation de la peur et son aspect téméraire difficilement confortable. On pourrait se dire, en rapport aux évènements qui suivent et atteignent le petit groupe de survivants, qui sera quasiment décimé de moitié à la fin du film que c’est un choix légitime que de choisir de mourir en toute sérénité, de ne pas accepter le combat, de ne pas vouloir jouer les héros.
Plus tard, lorsque le film se concentrera uniquement sur le petit groupe, les mêmes divergences apparaîtront, de façon à mettre au centre les divisions entre les humains. Le confort passe soit par la certitude, soit par le nombre. Ils ne sont qu’un petit groupe qui suit un révérend qui avance à tâtons. Y a plus décontracté que ça comme situation. C’est parfois d’ailleurs assez drôle, essentiellement entre Scott et Rogo – le premier n’hésitant pas à faire remarquer au second qu’il l’insupporte puisqu’il en est son miroir. Et les doutes sonnent souvent par couple de personnages. Monsieur et madame Rosen en premier lieu, un couple de retraités qui fait le voyage vers Israël afin de voir leur petit fils pour la toute première fois. Belle et Manny. Leurs noms sont déjà porteurs de tragédie. La forte personnalité c’est elle mais ici elle ne vaut plus rien selon elle, son poids devient un handicap, il faudrait l’abandonner au bas du sapin puis plus tard devant le corridor étroit menant aux cheminées puis plus tard tout simplement parce qu’elle ne sent plus la force de poursuivre elle offre à son mari le pendentif de la vie qu’elle souhaite voir remettre à son petit fils. Il y a aussi Nonnie et Monsieur Martin, deux démunis de la vie, elle parce que son frère est mort pendant la culbute du paquebot, lui car c’est un célibataire éternel. La perte de son frère l’affecte tellement qu’à plusieurs reprises elle n’est pas loin de déposer les armes, et il lui faut un garçon comme lui pour lui faire reprendre confiance.
Le film joue beaucoup là-dessus. Tout est question de foi. Sauter sans réfléchir dans un rideau bien tendu. Plonger à l’aveugle dans un corridor détruit et submergé. La curiosité d’un enfant est plus forte et efficace que la sagesse des aînés. C’est une sorte de revanche des faibles : Le commissaire est inutile, le capitaine est d’emblée sacrifié, le pasteur est résigné. Il faut compter sur un révérend aux méthodes peu orthodoxes puisqu’il refuse tout refuge vers la prière, un enfant guide dont l’extrême curiosité conduira le groupe vers le bon côté, un flic bourru et tout en contradictions qui lui permettent à la fois de servir d’image rejet ou de supplanter les héros malmenés quand la situation le demande – la cheminée, l’écoutille, le couloir sous les eaux.
Le film devient une progression sur plusieurs niveaux, d’un palier à l’autre. Comme à la maison – la croisière est censée rejoindre Athènes depuis New York – Broadway est l’unique lien entre les extrémités, ici la proue et la poupe. Un axe évoqué que l’on ne verra véritablement jamais tant chacune de ses zones semble avoir subie la dure loi des explosions à répétition. Le groupe ne cesse donc de contourner son tracé idéal – coursives, cheminées, poches d’air, passerelles – pour atteindre son but : L’arbre d’hélice, cet endroit convoité où la coque ne fait qu’un pouce d’épaisseur. Le dernier plan du film, parfait, c’est l’arbre d’hélice, vu de l’extérieur, unique porte de salut depuis le début du film. Depuis que Robin s’en allait dire à sa soeur que le mécanicien des machines allait lui faire visiter. Enfant guide, déjà.
Il y a finalement très peu de musique. La bande son est essentiellement composée de craquements, froissement de tôle, bruits métalliques, liquides. Il y a tout une dimension angoissante autour de l’eau, de ces vagues menaçantes à la lame de fond, avant cette montée progressive entre les compartiments avant cette apothéose tout en tension, héroïsme et cruauté que constitue le couloir submergé. L’eau, élément fort. Le décor aussi. Tout est à l’envers. Cuisines. Toilettes. Salon de coiffure. Salle des machines. Ce ne sont que des passages de relais à travers un décor bouleversé. Des pertes humaines qui font progresser les survivants. Le salut ne sera dû qu’à une avalanche de bruits de métaux sur une coque. Chaque regard est alors cadré lentement, tragiquement dans un final bouleversant qui contient toutes les épreuves et les victimes dont ces deux superbes et éprouvantes heures sont remplies.
C’est le propre de tous ces films catastrophes de l’époque, ils ne sont pas tendre avec leurs personnages, n’hésitant pas à les éliminer, au moyen de sacrifices (Belle et Scott) ou de simples aléas anodins (Linda et Acres). Belle, la vieille femme juive précédemment pétrifiée à l’idée de brûler vive dans les cuisines – On sait ce que l’idée convoque – se retrouve confrontée à ce qu’elle sait faire, nager, alors que jusqu’ici elle n’était qu’un boulet (l’espadon de Robin pêché à Hawaï) et s’en va délivrer d’une situation embarrassante le révérend parti en éclaireur dans une salle des machines inondée. Son cœur ne tiendra pas. Le révérend quant à lui voit son salut ultime à bout de bras, renfermant la vapeur qui se libérait et empêchait d’ouvrir la toute dernière porte de ce parcours titanesque. Il disparaîtra, sacrifié, dans les eaux, sous les flammes. Acres, seul serveur sauf des cuisines, et durablement blessé au genou n’aura pas de chance dans la cheminée, disparaissant vers les fonds lors du tremblement du paquebot causé par l’une des multiples explosions. Linda subira le même sort à la toute fin du film et fera le saut de l’ange dans les flammes.
Le révérend avait sans doute raison, il fallait au moins se donner les moyens de vaincre. Mais à quel prix ? C’est aussi ce que le film raconte, les divergences entre les hommes. Il ne donne pas de point de vue définitif, dans l’un comme dans l’autre, l’issue contient sa fatalité. Toujours est-il que ces nombreux contrepoints au discours du révérend sont intéressants dans la mesure où ils apportent une nuance. Dans la grande salle de fête il avait raison, il fallait grimper, enfin tout du moins on n’imagine personne ne se sortir du guêpier dans lequel il les laisse, dans lequel on les voit pour la dernière fois. Mais dans ce grand couloir, qu’en est-il de ces survivants dont personne n’avait anticipé la possibilité de les croiser ? Le révérend se croyait seul. Du haut de son orgueil, il pensait être le seul à avoir échappé provisoirement à l’issue fatale. Cette nuance ne sera qu’une nuance. Les quelques passagers croisés, qui doivent correspondre aux malades laissés dans les chambres, qui suivent aveuglément le docteur comme les autres suivent presque aveuglément le révérend, prennent l’option de filer vers la proue quand notre petit groupe garde celui de s’échapper vers l’arrière. Ils disparaîtront du récit aussi vite que leur inattendue et brève apparition.
C’est le purgatoire de Dante. Caton y est remplacé par Poséidon. L’embouchure du Tibre par le large de la Crète. Ils vont au plus profond du bateau, écartent les corps, leur passent dessus pour s’en sortir, perdent une partie du groupe en cours de route. Et il y a forcément, impossible qu’il s’agisse d’une coïncidence, la figure christique du sacrifié lors de la séquence sublime de la valve rouge où le révérend entonne sa colère à dieu. Les signes religieux sont manifestes ce qui n’empêche aucunement au film de faire exister son groupe, ses personnages, de sortir du concept pour proposer un pur récit d’aventure et de survie dans la tradition (future) du genre.
Le film souffre de quelques erreurs de montage principalement liées à la montée des eaux, dès l’instant que tout s’accélère. Titanic de Cameron vingt-cinq ans plus tard était parfait à ce niveau-là. Pourtant, ça n’est pas gênant ici, le film garde néanmoins son angoisse et tient en haleine tout du long. Depuis cette alarme. Un bruit qui lance tout. Casse les festivités. Un son que je n’oublierai jamais. C’est précis, sans fausses notes, avec les pointes d’humour coutumières du genre, cette musique entêtante qui ne m’a pas quitté depuis tout petit, et les dialogues ne sont jamais bêtes et faciles et quand ils n’en sont pas loin, témoignent d’une inquiétude ou d’une mélancolie appartenant à la situation dans le récit. Quant à la fin (la partie salle des machines) ça n’a pas changé, je la trouve incroyablement oppressante et bouleversante. Assurément l’un de mes films de chevet.