Grizzly man – Werner Herzog – 2005

10926460_10152632109332106_3220947517965163914_nInto the labyrinth.

   8.5   Qu’il s’engage dans la fiction ou s’investisse dans le documentaire, la démesure est le leitmotiv premier de Werner Herzog. Son œuvre entière est une représentation complexe de l’aliénation des hommes. C’est une période, depuis le début des années 90, durant laquelle il rend considérablement grâce au réel, qu’il filme des condamnés à mort, une base antarctique ou la grotte Chauvet. Un réel qu’il souhaite systématiquement bouleverser, en agrandir les contours, en allant y débusquer la folie dont seules les plus grands fictions avaient osées s’emparer. En ce sens Grizzly man est une œuvre majeure, maîtresse, un film apothéose qui dessine pourtant tout ce qui va suivre. Mais Herzog n’a jamais rien fait comme personne, donc, entre deux documentaires fous, il réalise Rescue dawn, film de guerre ou Bad lieutenant, polar halluciné qui ne ressemblent pourtant à rien sinon à du Herzog, électron libre et cinéaste total. Il me fait penser à Kubrick mais semble bien plus libre que ne l’était le réalisateur de Barry Lyndon.

     Avec un titre comme celui-ci on s’attend à voir des ours. Et on en voit. Mais Grizzly man n’a pourtant rien à voir avec le documentaire animalier. C’est même carrément un film sur l’Homme. Un objet de cinéma sans pareil, fascinant et visionnaire. Herzog s’est pris d’un vif intérêt pour l’histoire de cet ermite pas comme les autres, défenseur de la cause animale, qui chaque été, durant treize ans, vivait deux mois parmi les ours et les renards, dans un parc protégé en Alaska. Il les approchait, les observait, leur donnait des noms comme un gosse à ses peluches et se filmait régulièrement racontant ses épopées quotidiennes, entre émotion enfantine de la découverte et colère brûlante envers le monde. De ses cinq dernières expéditions il a rapporté plus de cent heures de rush. Il les aurait sans doute montées un jour, il suffit d’évoquer pour cela le nombre d’allusions que le type – à l’égo surdimensionné – faisait comme promesses de film durant ses diverses prises. Oui mais voilà, ce qui était attendu autant que redouté survint, un matin de Septembre 2003, alors que son expédition touchait ironiquement à son terme, Timothy Treadwell s’est fait dévorer par l’un des ours qu’il considérait comme ses semblables. Dévoré avec sa compagne. On ne retrouva que des restes. Disséminés un peu partout dans les hautes herbes aux alentours de leur dernier campement ainsi que dans le ventre de l’animal, abattu dans la foulée. L’ultime vidéo de Treadwell, sans image (il n’a semble t-il pas eu le temps d’en ôter le cache) nous sera seulement contée, fort heureusement. Herzog lui-même préconise d’ailleurs de la détruire tant elle l’effraie, le paralyse, dans un moment suspendu, au silence terrifiant.

     L’histoire en elle-même, d’une violence et d’une cruauté insoutenable suffisait à être approchée par le cinéma. Mais Herzog ne se satisfait pas de son aspect pour le moins sensationnel. Il construit autour du drame tout un réseau d’interview, de proches, connaissances et spécialistes en tout genre, qu’il insère ci et là, utilise bon nombre des rushs de Treadwell dont il a pu avoir accès et en profite pour s’intéresser à l’empreinte cinématographique que cette puissante histoire laisse derrière elle. Le cinéaste s’intéresse aussi à la curieuse présence de cette femme dont on ne saura rien puisque Timothy Treadwell ne la filmait jamais. Etait-ce elle qui ne le souhaitait pas ou lui qui lui refusait ? Mystère. Toujours est-il qu’elle n’apparaît, sauf bref accident de cadrage, sur aucun des nombreux rushs mais dans le même ours que lui. Herzog a toujours été fasciné par le cinéma et donc par l’invisible. Ici un plan étrange et vide qui dure un peu trop longtemps, là l’entrée inopinée dans le cadre d’un renard curieux. Beauté volée que Treadwell ne prend guère le temps de voir ni d’apprécier, préférant s’extasier devant un combat d’ours mâles se disputant une femelle ou un bourdon mort sur un grain de pollen.

     L’idée de faire un documentaire sur un type faisant un documentaire dans lequel il se met lui-même en scène est déjà proprement fascinante. D’autant que cet homme cintré, bien que l’on puisse effectuer un rapprochement avec le cas Herzog himself, n’a pas grand-chose en commun avec le cinéaste allemand. Ce dernier ne se filme jamais, par exemple ou alors très brièvement. Sa voix est prépondérante mais pas l’image qu’il dégage. Il n’est jamais dans l’obsession de sa propre représentation. Timothy Treadwell aimait les ours mais par-dessus tout aimait se mettre en scène. Il est totalement dingue de constater le nombre de prises qu’il était parfois amené à faire, tout seul, dans sa brousse, en quête du témoignage idéal. Sorte de refoulé d’Hollywood – passé parait-il derrière Woody Harrelson pour le cast de Cheers – rejeté dans le monde animal, qui serait devenu cinéaste amateur après avoir loupé sa vocation d’acteur. Il est tout aussi fou de constater combien il est possible de faire une analogie directe à Klaus Kinski avec qui il semble non seulement partager une ressemblance physique – vraie gueule blonde bigarrée – mais aussi une bipolarité systématique – Souvenons-nous de l’inénarrable confrontation entre l’acteur et le réalisateur sur le tournage de Fitzcarraldo, relatée dans le merveilleux documentaire, Ennemis intimes.

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