Kids return.
7.0 Je ne savais pas que Larry Clark avait cet âge-là. Je ne m’étais jamais posé la question à vrai dire. Je m’étais fait à l’idée qu’il n’était plus si jeune, mais qu’il l’avait été à l’époque de son premier long métrage. Surpris donc quand j’appris que pour Kids, que je considère comme étant son chef d’œuvre et l’un des plus grands films des années 90, Clark avait déjà la cinquantaine, tassée. Je crois que ça me fait l’aimer davantage, en fin de compte. Entre Kids et The smell of us se sont donc écoulés vingt ans et en tout et pour tout sept films, dont un (que je n’ai pas vu) seulement visible sur le net. Il en reste donc six. Six films vibrants, singuliers pour lesquels j’ai au minimum une profonde affection. J’adore le regard que chacun porte sur l’adolescence. J’adore la touche Larry Clark.
Peu importe le fond, qu’importe aussi la forme, entre des films difficiles et d’autres plus aguicheurs, le regard est le même, sur des ados en errance et en fuite, topographiés dans une ville américaine chaque fois différente (New York dans Kids, Le Midwest dans Another day in paradise, Le sud de la Floride dans Bully, Visalia en Californie dans Ken Park, Los Angeles dans Wassup rockers, Le Texas dans Marfa girl) ou pour la première fois aujourd’hui à Paris. Chacun de ses films aura déposé sa marque sur moi, entre le choc terrible, la claque jubilatoire, le malaise insistant et la balade envoutante. Des films que je n’ai pas oublié, que j’aimerais beaucoup revoir d’ailleurs. J’essaierai dans le même élan de parler de chacun d’eux.
The smell of us pourrait être un condensé de tout ça et en un sens il l’est. C’est un film fort. Le plus déluré de sa filmographie haut la main. Il fallut qu’il sorte de ses terres pour laisser libre court à ses pulsions, sans se soucier d’une trame narrative préfabriquée. Zéro linéarité, personnages interchangeables, saynètes isolées. Le tournage fut parait-il laborieux et ça se ressent à l’écran. C’est probablement le film le plus déstabilisant que je verrais en salle cette année. Le plus volontairement foutraque, le plus gênant aussi. Un objet étrange qui ne ressemble finalement pas à grand-chose et c’est tant mieux. Mais c’est aussi sa limite. Clark a franchi un cap formel, comme s’il voulait refaire Kids, en lui ôtant ses attributs narratifs et séducteurs. Un Kids post moderne, en somme. J’aime l’idée globale et certaines séquences lumineuses ou terrifiantes. J’aime aussi moins certaines utilisations – notamment dans les différents régimes d’images – qui me semblent tomber dans un certain fétichisme.
Je pense que cette forme discutable va de pair avec la démarche globale, le récit lui-même comme ses élans les plus gênants, dont l’acmé se situe probablement dans deux scènes immondes et insoutenables : Celle de la mère et celle du bourgeois lynché. Le film est sans structure pourtant tout semble se répondre. C’est un grand film malade. Et quand bien même naît une forme de rejet, n’y a-t-il pas de l’incandescence dans le regard maladroit et bienveillant du cinéaste ? Il est rare aujourd’hui de voir un tel brulot poétique. Une telle passion des corps chantée avec la sensualité du désespoir. On n’avait peut-être pas vu ça depuis Pasolini.
La clé de sa démarche intervient dans une scène de club assez magique (difficile de filmer ce genre de séquence aussi bien que Larry Clark) où Math, éphèbe dominé, semblant voguer en parfait spectre sexuel, se fait effleurer et renifler au beau milieu d’une foule assaillie par une grosse techno, de laquelle il semble finir par s’extraire, s’en lever le regard sur une toile abstraite puis se déhancher sensuellement sur un morceau beaucoup plus doux et songeur : Forever young, de Bob Dylan. On est dans le fantasme. Un parfait inconnu l’approche et le caresse puis de se dérobe.
Le film est parfois parcouru de ces moments lumineux, instantanés perdus dans la fusion, comme il peut s’enfoncer dans des scènes malaisantes à l’image de celle voyant cette mère détruite de partout, tentant de se réconcilier avec son fils par l’inceste. Dominique Frot habite littéralement cette longue séquence, tournée en une seule prise. Elle y est magnétique, terrifiante. En parallèle à ce type de scène complètement dingue, Clark lâche des choses plus écrites, communes et foireuses, à l’image de la dispute de JP avec ses parents. Déjà, la scène n’est pas bonne, sur jouée, mais surtout elle est brève, grotesque et sans fondement.
Même réserve concernant sa manière de se mettre en scène. C’est la première fois qu’il entre dans l’un de ses films. L’aspect autoportrait qu’il lui confère l’éloigne d’un dispositif réel et vivant. Ça ne m’émeut pas autant qu’un Kids ou un Ken park, qui m’avaient en leur temps terrassés, car ce que j’aime dans son cinéma avant tout c’est la plongée, le cul et le skate dans ce que ça libère de réalisme cruel. Disons que ça pourrait être très beau mais qu’on en reste un petit gimmick un peu gratuit et inconséquent, qui navigue pas si loin de la farce. On va dire que Carax fait cela beaucoup mieux, c’est tout. On pourrait d’ailleurs grossièrement comparer The smell of us à Holy motors, que j’adore pour de nombreuses raisons mais qui me bouleverse nettement moins que Les amants du Pont neuf par exemple.
Sinon, j’aime beaucoup le personnage qui filme tout, Toff. Sorte de prolongement de Larry Clark lui-même. Son ubiquité improbable crée une poésie surréaliste un peu macabre. Il est dieu. Il est aussi là où il ne peut pas être. Il filme tout et Clark intègre certains de ses rushs au sein même de son film. Cette liberté-là me fascine aussi, que l’un de ses acteurs, qui plus est l’un des plus jeunes, fasse aussi caméraman d’occasion.
Un plan à lui seul, sublime, rêveur, englobe le cinéma clarkien, enfin ce qui me touche dans son cinéma. Il se situe à la toute fin, sur le pont de chemin de fer, où les kids se sont réunis et posés après avoir brulé une bagnole. Un peu avant, la jeune Marie aura demandé à son ami s’il veut la rejoindre le soir pour baiser. En une fraction de seconde, la planche sous le bras, les garçons se lèvent et fuient le champ, laissant Marie seule dans le cadre. C’est une séquence pleine de drôlerie et de cruauté mêlées, à la fois crue (réelle) et élévatrice (irréelle). Le plan s’attarde un peu, cadrant son inexorable solitude et la fuite des garçons au loin, sur leur skate, fuyant le champ jusqu’à devenir minuscules. Puis un train passe. En dessous d’elle. Il y avait déjà ce type de scène dans les précédents Clark. Des détachements dont j’ai le sentiment d’avoir déjà vu, ou sensiblement vu, chez lui, autrement. Il y a dans cette captation une forme d’absolu et de détresse, un regard bienveillant sur quelque chose qui se consume sans aucun contrôle, comme un rêve. Le Forever young de Dylan, encore, vient achever le poème.
Je ne sais pas vraiment où j’en suis avec ce film, il m’a beaucoup bousculé, trop peut-être pour pouvoir écrire quelque chose si tôt et avec un minimum de recul. C’est un film de l’ordre du fantasme, du chaos sensuel. Je trouve que l’on ressent à merveille cet état d’abandon irréfléchi, avec ces corps réceptacle à tentations, vieux et jeunes, détruits ou sublimes. Il se dégage un truc terrible dans leur association, qui peut tenir en un plan, un regard, un visage, une caresse. J’y reviendrai un de ces jours. J’ai aussi prévu de revoir tous ses films. Depuis, je ne pense plus qu’à revoir du Larry Clark. C’est bon signe.