Pool by pool.
10.0 Voici un film incroyable, sur lequel il n’est pas aisé de se lancer dans une analyse. Historiquement parlant, il est déjà passionnant. Au même titre que le Sorcerer de Friedkin, il est ancré dans le nouvel Hollywood mais ne sort pas quand il faut. Trop tard pour l’un, trop tôt pour l’autre. The swimmer est probablement le plus précurseur de tous ces films annonciateurs du courant : The graduate, Easy rider, More, pour ne citer que ceux-là. Il sort en 1968 mais il est pourtant tourné en 1966, c’est dire l’importance fondamentalement prémonitoire qu’il requiert. Il ne marchera pas. Plusieurs raisons à cela, outre sa précocité, citons-en deux mais on pourrait en trouver des centaines : Burt Lancaster et Frank Perry. Le premier est l’icône ultime du cinéma américain classique, des grandes fresques allant du western aux péplums, bref il est so old school, le second est inconnu au bataillon, ni plus ni moins. Comment croire une seconde à la réussite d’une alliance pareille ?
Le paradoxe magnifique du film c’est justement de constater qu’il est l’un des plus novateurs et fous de son époque. Et sur tous les tableaux : autant d’un point de vue scénaristique puisqu’il n’est autre qu’un road-movie aquatique en forme de retour à la maison, qu’au niveau formel, combinant sans sourciller les effets improbables et voguant d’un genre à l’autre de façon surprenante, du rêve au cauchemar, d’un climat solaire vers une plongée volontiers gothique, entre la fable politique et le délire existentiel. Perry y invente même l’illusion d’une partie de tennis finale un an avant (mais sorti après) Blow up.
The swimmer s’ouvre dans les bois. La faune (Cerf, lapin, hibou) est saisie dans des plans extrêmement brefs ; on est déjà dans la fuite du monde, dans un retour aux origines, quelque chose semble s’extirper de cet état primitif, parcourt les chemins entre les arbres, file à toute allure. Aussitôt, un homme plonge dans une piscine d’une propriété bourgeoise du Connecticut, effectue sa longueur sous l’eau, ressort de l’autre côté accueilli par un verre de Martini. C’est Burt Lancaster, muscles encore saillants, bronzé, arborant un maillot de bain bleu marine, le sourire franc, les yeux bleus exorbité. C’est à la fois beau, barré et ridicule. Et tout le film naviguera sur cette ligne étrange, quittant peu à peu son apparence joviale pour s’engouffrer dans la tragédie.
Ned Merrill décide de rentrer chez lui en empruntant les différentes piscines se trouvant sur son chemin. « I’m swimming home » ne cesse-t-il de répéter. A mesure qu’il remonte sa Lucinda river – défi qu’il nomme ainsi en hommage à sa femme – Ned croise diverses connaissances, d’abord bienveillantes à son égard avant qu’elles ne lui soient petit à petit de plus en plus hostiles. Tous ont cependant quelque chose en commun : ils ne comprennent pas vraiment le pourquoi de cette folie, de rentrer chez soi en suivant le cours des piscines, tous coincés qu’ils sont dans leur petit confort bourgeois, plastique et superficiel, où il fait bon d’avoir une piscine sans s’y baigner, uniquement pour pouvoir la montrer aux autres et vanter les mérites d’une eau quasi minérale. Et de discuter filtre, joint ou tondeuse. Merrill s’élève en aventurier contre ce matérialisme-là du haut de sa seule et unique parure : son slip de bain.
Seuls deux personnages partagent l’engouement pour son aventure, ce sont les plus jeunes. D’abord cette ancienne baby sitter des enfants de Ned, qui le considère explorateur, le suit puis le fuit lorsqu’elle discerne en lui une attention sexuelle. Il n’est pas interdit de relier cette gêne à un passé commun éventuel, douloureux. Le film restera flou sur tout et de soupçon pédophile on en est loin, néanmoins autant que le racisme (à l’égard plus tard du chauffeur) ce sont des thèmes sous-jacents auxquels on pense. Le second personnage à accepter sa bulle est un petit garçon. Celui dont la piscine des parents est vide (de peur qu’il s’y noie) mais dans laquelle on peut accomplir son dessein si l’on accepte de faire semblant de nager. Double rencontre qui renforce le retour en enfance de Ned, en quête de cette liberté inconsciente débarrassée des oripeaux veules du monde des adultes. Et puis il y a deux autres enfants qui ont de l’importance, ils sont souvent évoqués mais on ne les verra jamais : Ce sont les filles de Ned Merrill, dont il ne cesse de dire partout qu’elles sont à la maison, en train de jouer au tennis. La fin à ce titre, bien qu’archi attendue est ô combien bouleversante.
En fait, on comprend peu à peu que Ned Merrill a fait partie intégrante de ce modèle de l’American way of life des années 50. Puis il a tout perdu. On comprend qu’il est couvert de dettes. On croit un temps qu’il est attendu chez lui. C’est-à-dire que l’on accepte la donnée fantastique de départ. Puis très vite on se persuade de son déni, que ses filles ne jouent pas au tennis, que sa femme ne l’attend pas. On assiste à l’évanouissement terrible de cette origine convoitée. Et cette chute est racontée à différents niveaux : Lancaster, d’abord, incarne une sorte de figure mythologique, en maillot de bain pendant tout le film. Le fait est qu’il est l’acteur américain le plus athlétique, une sorte de corps iconique. Et la suite du film annonce sa décrépitude, un vieillissement accéléré (Il boite parce qu’il s’est blessé) bref la mort de l’actor’s studio, du classicisme. Et il y a bien entendu l’image du personnage du nouvel Hollywood qui est trop vieux pour s’y fondre.
Et il y a l’étalon admiré et envié que représente d’abord Ned Merrill avant de devenir peu à peu persona non grata. Les piscines aussi se font moins accueillantes. A l’image de celle où il n’est pas le bienvenu (la propriété d’un ami dont il semble ignorer (par déni ?) la disparition) qui intervient après une ellipse incroyable – Le plongeon dans la piscine de l’un, ensoleillée, la sortie dans celle de l’autre, ombragée. Sa visite d’une ancienne maitresse en est l’un des sommets. Sans parler de l’humiliation qui la précède, dans une Garden party répugnante ou de la double horreur subie à la fin dans la piscine municipale, précipice le plus fou, où on le force à se doucher parce qu’il a les pieds sales, ensanglantés et qu’on lui demande cinquante centimes pour y entrer. Piscine bondée dans laquelle il lui sera impossible d’y effectuer son crawl habituel.
Et l’une des plus belles fins de l’histoire du cinéma : Une maison vide, des vitres cassées, un terrain de tennis laissé à l’abandon, un jardin en friche. Images terribles qui s’impriment longtemps dans notre mémoire. La fin du cours d’eau immobile (le mouvement de la rivière/le rêve face aux eaux stagnantes des piscines/le réel) qui remonte à la source, porte des enfers où s’abat d’ailleurs un violent orage. Le temps parlons-en : Il se dégrade, imperceptiblement mais violement, au même titre que la joie de Ned se transforme en désespoir. Il fait d’abord très chaud, le soleil recouvre tout. « A-t-on déjà vu si belle journée ? » s’émerveille Ned, durant l’une de ses premières escales, dans lesquelles il peut encore se faire servir un verre à boire. Puis tout se gâte. D’abord par visions, au détour d’un frêne décharné. Puis plus tard physiquement lorsque le froid s’empare littéralement des larges épaules devenues frêles d’un Burt Lancaster qui se voute. Un refroidissement qui annonce le déluge. Le temps est problématique, flottant, malade comme la personnalité de Merrill. D’un plan à l’autre, parfois, la lumière change. C’est une fable sans saison qui se marie avec le quotidien de cette société bourgeoise occidentale, immobile, hors du temps.
On pourrait aussi voir en The swimmer la tentative désespérée, quête autiste et marche expiatrice d’un homme qui croit pouvoir racheter un sombre passé, lui permettant de recouvrer ce qu’il a perdu d’où l’exigence du défi (plonger quelque soit l’obstacle en jeu) et les mini drames qui le traverse (Une piscine vide, une piscine froide, une piscine surchargée). On ne sait pas ce qu’a été Ned ni ce qu’il a concrètement fait pour être amené à être détesté ainsi, on aura des indices ci et là, mais aucune certitude quant au pourquoi clair de sa déliquescence. C’est incomplet. On ne saura rien non plus du temps que tout cela a pris, dans sa richesse comme dans sa chute, sa solitude autant que sa résurrection. Certains des personnages qu’il croise parlent d’une absence de deux ans, d’autres de cinq. Tout est trouble. De la même manière on voit très peu de plans entre les piscines/propriétés comme si là aussi il y avait des ellipses de plusieurs années.
L’espace de déni (la piscine) est petit à petit perverti. Au départ on le laisse y plonger au loin, chez les nudistes par exemple, même si déjà il y a la violence du nudisme qui s’en dégage. La femme qui lui dit qu’il n’est pas le bienvenu l’agresse tandis qu’au début c’est un verre d’alcool qui l’extraie de l’eau. Dans la Garden party, il semble ramper dans la piscine avant qu’il ne soit choqué de voir un vieux chariot de glace qui lui appartient. Dans la piscine municipale cette violence devient quasi celle de la fin de Mulholland drive, il est agressé en entrant et agressé en sortant. Il ne peut s’en évader qu’en escaladant une fausse falaise.
Le film regorge d’idées incroyables. Il m’a paru totalement fou lors cette seconde fois tandis qu’il m’avait laissé gentiment sur la touche la première. Mais je sais pourquoi. Il est hors norme, indomptable. Il y a la scène de l’autoroute, par exemple, carrément hallucinante. Je ne sais pas comment accepter cette séquence dans sa définition théorique mais ça me semble fascinant. Ou encore ce rêve équestre qui navigue entre le mauvais goût (d’une pub) le plus fou et le destin tragique et psychédélisme le plus fort.
The swimmer remonte le passé de Ned Merrill tout en étant une métaphore douloureuse de ces disons dix dernières années. C’est comme si on le sentait vieillir. Comme si lui aussi, autant que le frêne, se décharnait. En ce sens c’est un grand film théorique et tragique, une alchimie improbable et géniale. Où la temporalité y est indomptable comme dans un cauchemar. Le thème musical qui accompagne ce destin funeste est d’ailleurs l’un des plus beaux et terribles entendus depuis ceux de Michel Legrand dans Le mépris.