Le songe de la lumière.
9.0 Les films du cinéaste thaïlandais sont toujours multiples, c’est en partie pour cela qu’ils sont si précieux. Il n’y a pas un noyau, mais plusieurs. Pas une trouée secondaire mais des dizaines. Un film d’Apichatpong est une somme d’évènements facilement ou non rattachables les uns aux autres.
Dans Cemetery of splendour il est question d’une école abandonnée dans laquelle est dorénavant aménagé un petit hôpital où l’on veille des soldats qui semblent tous atteint par la maladie du sommeil, qui serait provoquée par la puissance invisible du lieu qui serait aussi un vieux cimetière de rois, lesquels aspireraient l’énergie des vivants pour leurs batailles dans une temporalité antérieure ou parallèle.
Il est difficile de faire récit plus barge, poétique et simple. Dans la mesure où comme toujours, il n’y a rien de compliqué dans le cinéma du thaïlandais. « Le film est une quête des anciens esprits de mon enfance » dit-il. Rappelons que le cadre est celui de Khon Kaen, sa ville natale. On prend ce qui nous intéresse, on se laisse engloutir, on se laisse guider par une infinité de strates qui ne débouche pas sur un tout rationnel mais sur une infinité d’émotions méditatives et chaleureuses.
C’est le pouvoir des images qui s’invite et avec lui celui des sons. Le film s’ouvre d’ailleurs dans le noir absolu, où l’on perçoit à mesure une multitude de bruits, discrets ou inquiétants à l’image de cette pelleteuse sur un chantier. Un chantier qui n’est autre (à nouveau) que celui de ce palais devenu cimetière devenu école devenu hôpital. Le cadre serait donc celui d’une projection mentale de la situation politique et sociale de la Thaïlande d’aujourd’hui : Une impasse mystérieuse.
Parfois, on croit tenir une certaine linéarité, au sein de cette rencontre entre une vieille femme, handicapée par une jambe plus courte que l’autre, venue pour offrir des soins bénévoles à ce soldat qui au contact de ses massages va se réveiller, et une jeune médium qui s’immisce dans les rêves des soldats narcoleptiques afin d’en extraire des images et des sensations et les faire partager à la famille concernée.
Un moment alors, le film se libère. Etat de grâce, extatique, appelez ça comme vous voulez : Un ventilateur appelle un mécanisme de filtration à roues. Un enchevêtrement d’escalators se fond dans un dortoir nocturne illuminé par une thérapie sous forme de néons à lumière évolutive. Parfois, le temps semble s’arrêter ou au contraire s’accélérer comme dans cette double séquence, où des passants observent, assis, le lac et les alentours du lac, puis se croisent, se lèvent, ne prennent plus le temps de s’assoir, disparaissent.
A la toute fin, des enfants sont en train de jouer au football, le plan rappelle celui du merveilleux Phantoms of Nabua. On n’a pas fini de relier les différents films de Joe, tant chaque séquence en appelle une autre, dans un film différent, une respiration se perd dans un récit antérieure, comme les vies dans les films du cinéaste paraissent les mêmes, dans une autre temporalité. Des gens qui dansent (Syndromes and a century), un pénis que l’on caresse (Blissfully yours), un animal qui investit le plan (Le buffle de Oncle Boonmee), des apparitions folles, diverses. Le cinéma d’Apichatpong est aussi très drôle, quasi burlesque parfois, tout en gardant son calme et sa grâce.
C’est une œuvre sensuelle, envoûtante, dont la chance de faire sa découverte sur grand écran permet d’entrer en immersion absolue. Contrairement à d’habitude, le film se borne en un lieu, cependant hyper espacé, dont on finit par définir très bien le contenu sans pourtant parvenir à en saisir tous les contours. Un film seulement, jusqu’ici, avait réussi à me faire un effet similaire, c’était L’inconnu du lac, d’Alain Guiraudie. Un lieu ici que l’on charge, non pas dans chaque plan mais presque, d’une pelleteuse creusant la terre, qui autant qu’elle s’apprête à faire disparaitre le lieu, fait revenir à la surface des couches du passé et des souvenirs – à l’image de Jenjira Pongpas (l’actrice fétiche d’Apichatpong qui y est peut-être encore plus magnifique qu’à l’accoutumée) qui raconte avoir été élève dans cette école.
C’est alors que revenue d’entre les morts, deux princesses lui apprendront qu’avant d’y avoir une école, le lieu était habité d’un palais royal ayant traversé moult querelles entre les rois. Jamais Joe n’utilise de plans de trop. Aucun plan du passé. Aucun plan de vision. Il parvient à les mettre en scène, en relation, à faire vivre plusieurs époques dans le plan, sans les montrer. Magnifique séquence où les deux femmes voyagent dans un Palais/Sous-bois, entre grandeur luxuriante et ruines dispatchées dans la jungle, dans lequel chacune perce la vision de l’autre.
Apichatpong reste donc bien le plus bel enchanteur du cinéma mondial actuel. Je n’en doutais pas même s’il faut bien reconnaître que ça fait un bien fou de le retrouver sous la forme du long métrage qui lui sied tellement bien. Oncle Boonmee avait déjà cinq ans. Cemetery of splendour est sans doute son film le plus proche de Syndromes and the century, qu’il faut que je revoie à tout prix, voilà qui tombe bien.
C’est donc un film triste et doux, où la guérison sous luminothérapie côtoie les vies antérieures, la magie convoque le rêve. Et puis c’est encore un grand film sur le sommeil. Sur la cohabitation délicate des vivants et des fantômes. Toute la filmographie de Joe en est emprunte mais peut-être n’avait-il jamais été si loin. En l’état et à chaud, Je me demande si ce n’est pas mon Apichatpong préféré depuis Blissfully yours. Plastiquement c’est juste ahurissant. Bon, comme tout est génial, ça ne veut pas dire grand-chose, je sais.
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