Mensonges et trahisons et plus si affinités.
10.0 Renoir l’annonce d’emblée : La règle du jeu est une comédie fantaisiste, en marge de l’actualité. On est à l’aube de la seconde guerre mais le récit semble à la fois se situer en dehors du monde autant qu’il symbolise métaphoriquement et prophétiquement les évènements à venir.
La construction formelle est étonnante. C’est une première partie faite de nombreuses ellipses, qui installe la dramaturgie jusqu’à la désagrégation des couples. Puis vient la seconde et sa spirale tragique, optant cette fois pour une temporalité plus resserrée (aucune coupe pour ainsi dire) le temps d’une soirée costumée, au château de la Colinière, dans un rythme endiablé, au synchronisme hallucinant.
Il y a trois personnages sur un siège éjectable (Jurieu, Marceau, Octave) qui sont dirigés malgré eux par les lois imposées par le maître de cérémonie, un marquis accompagné de ses fidèles apôtres (tous sans relief, s’annulant les uns les autres). Trois personnages de passage dans un monde codé, qui disparaissent comme ils sont apparus, meurent ou réintègrent leur monde, tandis que les autres ne sont que des ombres, fantômes célébrant leurs propres funérailles – Le dernier plan est prodigieux.
La règle du jeu mélange tous les genres. Le faux reportage se substitue au documentaire de chasse puis au film de fantômes, avant de se transformer en satire bourgeoise, comédie à la Charlot et vaudeville sentimental. C’est en effet une somme d’histoires d’amour perturbées, chevauchées les unes dans les autres à tel point qu’il est presque délicat d’en saisir chaque interaction. les aristos ayant leur reflet populaire, selon un schéma sensiblement identique : Amants et prétendants. Les hypocrites qui masquent tout d’un côté et les instinctifs qui se font violence de l’autre.
Tout est complexité : Les deux femmes pourraient être partagées entre deux hommes mais on monte ici plutôt à trois voire quatre. Octave étant le personnage relais entre les deux histoires. Deux mondes qui se collisionnent dans le meurtre, où le pauvre tue en faveur du riche, qui triomphe donc sans se salir les mains et peut préserver les apparences et la distance de classe.
A la fin, André Jurieu, seul vrai romantique issu d’un autre temps qui risquait sa vie pour Christine en traversant l’Atlantique, est tiré comme un lapin en écho à cette atroce partie de chasse centrale mais personne n’est véritablement scandalisé. Il a roulé comme une pomme, fera remarquer Marceau en s’adressant au marquis de La Chesnaye. Il est abattu sur un faux hasard (Le marquis conclut pour tous à un banal et cruel accident) et sa mémoire oubliée à jamais dans le mensonge.
Panoramiques sidérants, entrées et sorties de champ vertigineuses, profondeur de champ virtuose, plans serrés systématiquement fondus dans des plans larges. Chaque idée formelle tient d’un minutie de génie mais toujours acceptée dans une continuité. L’utilisation du son, à ce titre, tient une place essentielle. Autant dans les intérieurs que les extérieurs, en champ ou hors champ, de le sentir fuser ainsi d’une pièce à une autre accentue le tourbillon infernal.
Toute la mise en scène autour de Renoir jouant Octave est passionnante et révèle un dispositif aussi ludique que rhétorique : Lorsque celui-ci, pris dans la tourmente du jeu, ne contrôle plus rien (fameuse séquence du spectacle amateur) le film s’embrase, le piano joue seul, le marquis règne entièrement sur ses automates, ne reste plus qu’au tragique de faire son travail et Renoir de dire, pour finir, toujours par l’intermédiaire de son personnage, qu’il va quitter la société pourrie, retrouver de la normalité. Il annonce La règle du jeu comme étant sa création la plus folle, en somme.