Inner city blues.
8.0 Chandor est un cinéaste qui a émergé tellement vite et de façon si impressionnante qu’on en vient à douter d’un tel panache, qui fait le pari de tenir la dragée haute aux grands films classiques autant qu’il se révèle être un client imparable dans la mise en espace et le choix de partis pris vraiment osés. Redford seul sur son bateau à la dérive dans All is lost ne disait pas un mot. Le film n’était qu’une succession de gestes et s’intéressait à la survie d’un personnage, sans nous offrir montage parallèle, background et flash-back en tout genre. Juste un type sur son voilier.
Un an plus tôt, Chandor nous avait secoués avec Margin Call, son polar en bourse, pur huis clos vertical, passionnant alors qu’il avait tout pour être le truc le plus insipide et prétentieux de l’année. Et Chandor, l’indomptable revient cette fois avec un lieu, un vrai. On a vu dans ces deux premiers films qu’il aimait filmer un espace en particulier et le mettre en perspective, mais ce n’était que des espaces abstraits, infinité perdus dans l’infinité, grand building de verre ou océan sans horizon. Le voilà qu’il investit New York et situe son récit en l’an 1981. Comment prévoir l’avenir cinématographique de ce type, je me le demande.
Disons le tout de go : A most violent year est une merveille. A chaud, je l’aime autant sinon davantage qu’All is lost. Le film m’a complètement cueilli en continu par son atmosphère, enneigé et crépusculaire, le monde pétrolier qu’il dépeint avec beaucoup de grâce et de simplicité ainsi que son couple central, incarné par Jessica Chastain et Oscar Isaac, qui prend des devants mélodramatiques en sourdine. Entre cet homme qui souhaite garder son intégrité sans compromis de corruption en tout genre et cette femme, fille d’un éminent ponte de la pègre, qui le suit (pour ne pas tomber dans le schéma familial véreux) mais l’entraine à s’endurcir dès qu’une menace plus grande fait son essor. C’est presque du post Coppola en fait. C’est Le parrain qu’on aurait fusionné avec Sidney Lumet.
L’action se situe à un carrefour historique pour l’économie de fioul, puisque ce sont ses années les plus folles : L’activité étant en totale expansion, les camions citerne se font détourner et/ou braquer continuellement et en parallèle, certains chefs d’accusations sont retenus par le procureur contre les finances suspectes de la société tenue par le personnage campé par Oscar Isaac, monstrueux. Mauvaise passe qui ne tombe pas au bon moment puisqu’Abel est en plein rachat d’un ancien terminal de livraison (idéal niveau implantation) auprès d’investisseurs juifs, qui pourraient remettre en cause la vente si les banques, fort de sa situation procédurière, ne le suivent plus dans son projet.
Et le film, anxiogène à souhait, multiplie les confrontations douces (puisqu’il s’agit avant tout, dans un milieu aussi prisé, de garder son sang-froid) avec notamment les autres entrepreneurs, où il est bientôt question de dénicher le traitre (puisque la quantité astronomique de camions détournés va bien quelque part, dans un lieu de stockage et de distribution, inéluctablement) mais aussi entre Abel et ses chauffeurs, de plus en plus terrifiés en grimpant dans leur camion chaque matin. C’est l’American Way of Life triturée dans ce qu’elle a de plus réversible, les brèches malhonnêtes qu’elle distribue, la fatalité capitaliste qu’elle engendre, la violence qu’elle fait naître.
On pourra se plaindre de l’image (Un combo de celle utilisée par Gray dans The immigrant et de celle plantée par les Coen dans Inside Llewyn Davis) ou de la musique et ses nappes conviant au drama (comme c’est le cas souvent chez Gray, dans The yards ou We own the night) comme on pourra taxer le film de n’être qu’un produit classique, bien emballé, intelligemment saupoudré, voire y déceler une surplus dans la teneur symbolique et éthique couvrant quelques séquences (Le cerf, notamment). Mais le film révèle une telle force tragique toujours sous-jacente et un tel pouvoir de fascination autant dans un dialogue que dans une (sublime) course poursuite (qui évoque forcément celle de French Connection) qu’il m’est impossible d’y voir autre chose qu’un futur classique instantané, parfait dans son genre.