8.5 C’est la première fois avec un film de Tarantino que je ressors avec autant de doutes que d’enthousiasme, qu’il me bouscule tant, qu’il installe lassitude avec non moins de lucidité et d’ampleur. Il faut le voir poser son récit, le faire grandir, avec ses accalmies et ses sursauts, sans véritablement se soucier ni du temps que cela prendra ni si le spectateur y prendra le malin plaisir qu’il prenait lors de ses sept films précédents.
Tarantino a souvent fait grimper la tension, avec des dialogues à n’en plus finir, des lieux tiroirs, des apparitions de personnages, des petits mensonges, des faux-semblants. Mais jamais il ne l’avait fait avec autant de radicalité : à l’échelle d’un lieu, une auberge, durant trois heures. Certes, le film ne se déroule pas intégralement dans ce lieu puisque la première longue partie se joue dans une diligence, mais son trajet va déjà vers cette auberge, dès ce long plan de recul doux sur le christ recouvert de poudreuse, converge vers le carnage.
Deux images fortes traversent le film : Les grands espaces enneigés et une petite auberge. Deux références s’imposent d’emblée : La chevauchée des bannis et Rio Bravo. Mais il les digère tellement que le western enneigé d’André de Toth semble laisser place à l’atmosphère bien lourde d’un The Thing – L’enfermement, le climat paranoïaque, la bête qui sommeille, Kurt Russell et l’univers musical, directement emprunté aux chutes Morriconienne du film de John Carpenter. Quant à Rio Bravo, il semble se faire dévorer par les effluves d’un Evil Dead. C’est un western horrifique, en somme.
Les 8 salopards ressemble à s’y méprendre à un condensé du cinéma de Tarantino, s’inspirant finalement moins de ses amours de spectateur que renouant avec son propre matériau créatif passé. On y retrouve beaucoup de Reservoir dogs (la mercerie remplace l’entrepôt ; Les personnages pourraient aussi arborer une couleur ; La construction s’éclate d’un claquement de doigt) mais on pense aussi à Pulp Fiction puisque chemin faisant, Tarantino renoue avec la déconstruction narrative. Moins de virtuosité puisqu’il s’agit seulement de revenir un peu en arrière, mais on retrouve son attachement aux changements de points de vue. Ainsi qu’à d’autres bouleversements narratifs comme l’utilisation soudaine d’une voix-off (qui n’est autre que celle de Tarantino).
Mais c’est aussi son film le moins accessible, d’une part car il renoue avec un genre en berne et l’investit vraiment (contrairement à Django Unchained) et d’autre part car son cinéma, de plus en plus étiré, est de moins en moins spectaculaire, débarrassé de ces grosses punchlines et autre climax culte. On rit mais plus du tout à gorge déployée. On rit serré. Et surtout on flotte, pendant deux/tiers de film. Jusqu’à ce que la mécanique s’embrase. Il faut laisser infuser – Je m’y suis aussi un peu ennuyé par moments. Et Tarantino alors n’aura jamais été si loin dans la violence et l’horreur.
La partie diligence qui ouvre le film et semble s’étirer à l’infini a ceci de déceptif qu’elle est à peine rythmée par les rebondissements. Elle permet toutefois de faire connaissance avec Jon Ruth et Daisy Domergue (Kurt Russel et Jennifer Jason Leigh, génialissime) puis de faire une double rencontre : celle du marquis Warren (Samuel L. Jackson) abandonné par son cheval, laissé avec trois corps à neuf mille dollars puis celle de Mannix, celui qui se dit shérif. Quatre premiers salopards en voyage vers Red Rock (que l’on ne verra jamais) contraint de s’arrêter dans une mercerie, sur leur route, à cause d’un blizzard tenace. Le blizzard est un personnage à lui seul. On le voit peu mais on l’entend en permanence, durant ces trois heures.
J’aimerais parler des quatre autres salopards, de la mercerie, des piquets dans la poudreuse, de cette porte qu’il faut clouer par deux planches, de la place importante du café (comme toujours), du monologue monstrueux de Samuel L. Jackson, des retrouvailles Roth/Madsen, de Jim Jones at Botany Bay à la guitare par Daisy, Silent night au piano par Le mexicain, de mon fou rire lorsque O.B. fâché d’avoir dû aller jeter les colts aux chiottes s’enfonce dans une peau de bête au coin du feu, de cette ouverture monumentale et de score de Morricone non moins gigantesque qui l’accompagne. Tellement à dire.
Tarantino a beaucoup mûri. Dans la forme et dans le fond. Il n’y a par exemple aucun nettoyage à la mercerie, entre les deux diligences, je pense que c’est une volonté de montrer que le mal est tellement ancré qu’il est impossible de le décaper (en un sens on revient à l’idée que le cinéma de Tarantino a changé : Dans Pulp fiction on nettoyait les bouts de cervelle de Marvin dans la voiture, là non, on les recouvre (d’un plaid, par exemple) et puis finalement la présence du bonbon suffit à savoir qu’ils ont nettoyé, comme ils ont pu. Tarantino se permet ces trous béants maintenant.
Plus j’y pense plus je me dis que c’est ce qu’il a fait de mieux depuis longtemps. Sans doute aussi parce que ces deux précédents films, que j’aime malgré tout, baignaient trop dans l’uchronie bon marché et la vengeance libératrice. J’en garde des supers souvenirs de cinéma mais je n’ai jamais eu envie de les revoir. Cette histoire de lettre c’est peut-être la chose la plus importante que Tarantino ait donné à son cinéma : Une conscience. D’une Amérique qui s’est construite dans le mensonge, la haine raciale et les cadavres. C’est à la fois ancré dans le western comme c’est purement actuel. Et pourtant je trouve son geste très humble, toujours référencé à mort mais encore plus digéré que d’habitude.
Et la construction est folle, je n’en reviens pas. C’est comme s’il avait pris les meilleures idées de ses précédents films, qu’il les avait mixé ensemble tout en leur offrant plus de consistance. Et puis hormis quelques fautes de goût assez secondaires (les ralentis, c’est pas ceux de Peckinpah) c’est un pur objet de mise en scène avec 8 basterds, une auberge et une tempête de neige hors-champ. C’est l’entrepôt de RD, L’appart de Brett dans PF et La taverne dans IB. C’est resserré. C’est plus long. C’est hyper drôle, archi sombre et anxiogène. Bref, c’est génial.