9.0 09/06/16 – Rejet Black Opium.
Une fois de plus avec Refn, les retours sont assez discordants. Au sortir de la salle de cinéma j’avais de tout aussi : Certains semblaient avoir vécu la séance de l’année, d’autres comme moi étaient plus circonspects, pour rester poli. Puis j’ai un rapport très bizarre avec le cinéma Nicolas Winding Refn. Je trouve sa trilogie Pusher intéressante mais inégale. J’aime beaucoup Valhalla rising et Drive. Le reste (Only god forgives, Bronson) je trouve ça nullissime. The Neon Demon vient je le crains, agrémenter la dernière catégorie.
Je ne comprends pas ce que le film veut raconter. S’il est une comédie horrifique (qui ne fait pas rire, qui ne fait pas peur) ou une satire enrobage bonbon de la mode et de la quête de la jeunesse éternelle. Pourquoi Elle Fanning ? Et pourquoi Keanu Reeves ? Réduits à être de simples pantins sans relief, oubliés illico dès que le film s’en est allé. Elle Fanning rappelle pourtant Mads Mikkelsen dans Valhalla Rising, ce viking qui convoite cet eldorado qu’est Jerusalem. Terre sainte qu’on aurait remplacée ici par le règne de la beauté, grâce naturelle chassant l’élégance bionique. Mais toutes les images, aussi prometteuses fussent-elles, s’annulent, autant dans leur velléité démonstrative que dans leur annihilation pure et simple : L’œil dégueulé / Elle Fanning dévorée, pour faire court.
À ce titre je me demande si le NWR accolé au titre au début puis à la toute fin du film, post générique, est un hommage mégalo à Yves Saint Laurent (La tipo de l’acronyme NWR pour YSL est similaire) ou un clin d’œil cynique (Ce que le film semble être en permanence) d’une affligeante trivialité qui fait office de marque déposée. Il y avait une dualité symbolique dans Drive nettement plus subtile et aboutie, dans cette façon d’en faire un film de masques et d’y faire éclore un coup de foudre. Il y avait une naïveté, une croyance. Il ne reste maintenant que froideur et léthargie d’un photographe buriné, de mannequins applicatives, d’un directeur de casting ahuri ou d’un gérant de motel déséquilibré. Tout ça sous néons roses/bleus/violets, stroboscopes et ralentis impossibles, musique ininterrompue.
On a beaucoup critiqué le Somewhere de Sofia Coppola pour le peu d’incarnation que sa relation père/fille (coincée dans le monde du cinéma) dégageait. Là, hormis s’astiquer sur des triangles renversés, des travellings de défilés, des ralentis sur des bouquets de fleurs ou toiles fleuries murales, je ne vois pas trop ce que le film souhaite dire de plus. Ou bien j’y vois le même cynisme rance que dans Bronson, proclamé par un type persuadé d’être le nouveau génie cubique. Les quelques séquences intéressantes sur le papier, comme le puma, le rêve (qui rappelle ouvertement une scène de L’Apollonide) ou les deux séances photo ne dégagent rien, ne débouchent sur rien. Le jeu autour de la nudité du personnage est évacué par un plan cou ; les apparitions de l’animal dans l’ombre, le couteau dans la gorge nocturne, sont offerts gratuitement.
The Neon Demon m’agaçait déjà dans sa première scène pivot de la boite de nuit. L’idée que toute la séquence se déroule aux toilettes et non sur la piste c’est génial, sauf que dans ces toilettes les quatre filles sont positionnées comme des poupées russes, le cadre ne respire pas puisque tout doit se réfléchir dans les miroirs, les regards se croiser, les corps en masquer d’autres. C’est d’une telle lourdeur conceptuelle. Et narrative qui plus est : la reine et ses ouvrières. Il y aura plus loin un prolongement, on le sait.
Plus débile et laid tu meurs. J’espérais un truc fou, hypnotique, quelque part entre Lynch et Argento, entre Mulholland drive et Suspiria – Auxquels, rapidement, on peut songer ci et là. J’ai eu le même rejet que devant L’étrange couleur des larmes de ton corps, la bouillie indigeste de Cattet et Forzani. Pour moi, le film échoue là où Under the skin avait réussi, dans la fascination procurée par ses enchainements et sa puissance esthétique, débarrassée d’une imagerie publicitaire convenue.
23/06/16 – Transformation démoniaque.
Ça ne m’était pas arrivé depuis The tree of life. Sortir de la séance et me persuader que je déteste le film que je viens de voir. Ecrire dessus, sous le coup de la colère, méchamment. Puis y repenser chaque jour, jusqu’à être hanté deux semaines durant, et me programmer une nouvelle séance, contraint par l’obsession, pour que le film s’en aille ou qu’il reste mais qu’importe : y retourner dans le seul but d’évacuer ces contradictions.
C’est plus dangereux pour The neon demon que ça ne l’était pour The tree of life, dans la mesure où ce dernier m’avait plus chamboulé qu’agacer et je ne l’avais pas accepté – Comme je n’avais au premier abord pas accepté Le nouveau monde, à l’époque de sa sortie, mais j’étais jeune. Et surtout parce que si ma relation avec Malick sent un peu le souffre aujourd’hui, celle que j’entretiens avec Refn est clairement impalpable. En gros, je n’avais pas d’attente particulière en allant voir The Neon Demon, ce qui n’était évidemment pas le cas pour The tree of life.
Cela provient à mon sens d’une part de l’attente qu’on y a placé (Retrouver la flamboyance d’un Drive, probablement) et d’autre part de l’humeur qui guide l’instant de le rencontre : Etre bousculé comme jamais j’aurais pensé être bousculé. Fascination prise à revers par la répulsion. Sidération remplacée par l’aberration. La frontière est si mince. Mais elle est rarement aussi mince. Chacun à leur échelle, Malick et Refn auront par leur audace, déniché cela en moi.
De nombreux facteurs entrent en compte dans ce changement de trajectoire (Certains diront retournement de veste) comme le fait d’en entendre énormément autour de soi, en bien comme en mal, mais surtout ce sentiment étrange que le film est partout, tellement omniprésent qu’il masque tout le reste. Tout ce que j’ai vu durant ces quinze jours semblait sans intérêt à côté de The Neon demon, que j’avais pourtant détesté, que je pensais oublier dans la seconde.
Le fait d’avoir écouté beaucoup (Tous les jours ou presque) la (sublime) bande originale signée Cliff Martinez y joue sans doute énormément. Plus les jours passent, plus les images réapparaissent comme de violent flashs imbriqués avec majesté dans la mécanique stridente et grinçante de cet électro, qu’on distingue d’ailleurs entre mille. Plus les jours et donc les écoutes s’écoulent, plus je me demande si tous les reproches que je faisais à The demon demon, si tous les griefs avec lesquels je m’accordais ici ou là dans la presse, ne relevaient pas d’une bonne dose de mauvaise foi, au moins d’un mauvais procès, tant l’exercice, aussi stylisé soit-il, ne correspond finalement pas à ce qu’on s’attendait de voir ; à ce qu’on avait pris l’habitude de voir.
Je pensais l’oublier illico. Mais chaque jour, le film revient dans un coin de ma tête, s’installe, comme un doux cauchemar, qui vient hanter nos nuits à plusieurs reprises. Une image ou un son ici. Une séquence là. Bref, il faut que j’y retourne.
25/06/16 – Retour en grâce.
Mea culpa. Oubliez tout ce que j’ai dit, d’ailleurs je n’ai rien dit. C’est exceptionnel. S’il me reste un semblant de crédibilité après un tel écart perceptif, faites le moi savoir. Voilà quinze jours que The Neon Demon me hante. Ça s’est joué en plusieurs phases. D’abord un fort rejet, qui me semble dorénavant inexplicable, puis ce rejet s’est transformé, jour après jour, jusqu’à l’envie de revoir le film au point de ne plus avoir envie de voir autre chose. La claque prise hier me fascine autant qu’elle me terrifie : Comment est-il possible d’arriver à autant de contradictions ? Comment The Neon Demon est parvenu à me dévorer tout entier ? Je ne l’explique pas. Mais qu’importe finalement, ne compte que ce qui reste. Et si le chemin pour y arriver fut ô combien plus laborieux qu’avec n’importe quel autre film, je sais maintenant qu’il ne me quittera plus. Je pourrais y retourner aujourd’hui, demain, sans problème.
C’est en fait une grande proposition de cinéma, référencée mais sans égal, enivrante, hypnotique et ça ne tient pas à grand-chose au sens où ça pourrait basculer d’un moment à l’autre du mauvais côté. De sa fragilité il en tire une puissance insondable. C’est un film aussi fragile que la jeune étoile qu’il met sur le devant de la scène, Elle Fanning, véritable incarnation, lumière sous les lumières, constellation dans le ciel de Los Angeles, majesté narcissique sur un plongeoir dont elle a fait son trône, statut glacée libérée, ensanglantée dans une piscine vide. Aussi fragile que ces mannequins obnubilés par la beauté juvénile. Aussi fragile que cette maquilleuse faisant l’amour à un cadavre. Aussi fragile que LA bâtie sur un désert. Il y a dans The Neon Demon des images, des visions, des apparitions, des convulsions et de véritables coups de hache formels qu’il est impossible d’oublier.
Tout m’est très vite apparu limpide (tandis que ça m’avait semblé confus), gracieux (alors que j’avais trouvé ça laid) et cohérent dans chacun de ses partis pris formels. Dès la première séquence de shooting, en fait, beauté glacée extra-symétrique qui raconte déjà tout, à la fois le rêve de la célébrité que les forces perverses du faux et la proéminence de la mort – Jesse photographiée égorgée, dans une robe bleue métal et un décor aseptisé, quasi numérique saisie par des travellings avant/arrière automatique. Puis plus tard, dans les différentes rencontres opérées par la jeune femme, d’abord avec ce photographe amateur et amoureux discret (ce visage dur qui ouvre le film, derrière son objectif, alors qu’il semble ensuite être le seul qui puisse rattacher Jesse au réel, le seul qui lui dévoile ouvertement ses sentiments) puis ces mannequins bioniques repliées dans leur sophistication artificielle, puis cette maquilleuse bienveillante et dangereuse, le gérant du motel psychopathe, le photographe mutique, le golden boy tout droit sorti d’un livre de Bret Eston Ellis. Chaque nouvelle interaction annihile encore un peu plus l’innocence de Jesse et développe son pouvoir d’égocentrisme. Chaque personnage du système la dévore, à petit feu, symboliquement avant qu’elle ne se fasse dévorer littéralement.
Et le film va transformer ainsi sa muse, qui au contact de ce monde nouveau, clinquant, démoniaque, accepte cette beauté qu’on lui prête jusqu’à s’embrasser elle-même dans une séquence de défilé abstraite d’une audace folle, se libère du réel (Dean, que le film aussi abandonne) pour s’enfoncer dans le faux, via notamment cette incroyable séance de shooting sur fond blanc, puis noir, aux trainées dorées. Plus tôt, il y avait ce premier show (la première incursion dans la nuit pour Jesse, invitée par Ruby) en boite de nuit, où Refn libère son héroïne, amusée et fascinée sous les stroboscopes. Et comme si cela ne suffisait pas, The Neon Demon se permet une autre folie, une dernière, hallucinante, celle de faire disparaître prématurément la clé de son récit et d’investir brutalement le giallo (Couteaux, ciseaux, bain de sang) vampirique (Ou cannibale) avant que la beauté naturelle dévorée ne reviennent prendre sa revanche et hanter ses hôtes anorexiques, rendant Gigi malade, qui n’a d’autre choix que de mourir en s’éventrant puis Sarah fantomatique s’enfonçant, tout de blouson de cuir vêtu (Relent de Drive ?) dans les méandres d’un désert infini.
The Neon Demon c’est aussi une somme de regards, qui sont généralement tous posés sur Jesse. Des regards marquants. De celui du jeune photographe amoureux à celui de Ruby, ensanglantée dans sa baignoire. C’est le regard de la menace, de la fascination, du vide, de l’obsession. Le regard du démon, féroce mais hypnotique. Comme l’est celui de Jack, ce photographe au talent indiscutable à qui l’on ne refuse rien ; celui de Hank, ce gérant de motel qui n’inspire que la crainte et l’horreur (Un viol hors-champ) ; celui de Gigi qui voudrait devenir Jesse ; Celui de Sarah qui aimerait une dernière sortie. C’est le regard de la sorcière sur Blanche-Neige – Et ce n’est pas anodin si The Neon Demon est aussi un incroyable balai de miroirs. Fable horrifique mais fable quand même.
C’est surtout un super film d’ambiance, qui se vit plus qu’il ne s’analyse. Abstrait ou clipesque, diaphane ou vide, il garde sa ligne, exclusif comme aucun autre film ne le sera à ce point cette année, prenant tous les risques qu’il souhaite prendre sans jamais se laisser distraire par les forces de l’académisme – Point d’orgue forcément atteint lors de cet étonnant virage dans le dernier quart. C’est un film explosif, en permanence. Qui rythme sa mise en scène autour d’un seul corps, plutôt un visage et n’en déroge jamais. Autour de ce « diamant dans un océan de verre » pour reprendre les termes du créateur.
J’ai eu des mots très méchants envers le film, quand je n’y voyais qu’un pot-pourri de références mal assemblées. En fait, oui, je pense que The Neon Demon peut être vu comme le parfait trait d’union entre Mulholland drive et Suspiria voire entre Sunset boulevard et Maps to the stars ; Ou qu’il en est un petit frère d’un autre temps, d’un autre goût, une vision d’esthète, qu’on regarde comme on écoute un disque comme Nolan nous avait offert sa vision du voyage spatial dans Interstellar. The Neon Demon est un film terrassant, qui n’a pas fini de me hanter. Bref, j’ai vécu un mois de juin très étrange. Inexplicable.