Désillusions en terre promise.
9.0 Voilà un moment que j’envisageais de voir la version longue de La porte du paradis, la seule approuvée par l’auteur. J’avais découvert il y a quelques années la version amputée d’une heure, dans laquelle de nombreux personnages étaient sacrifiés, le rythme décousu, dans laquelle il manquait clairement une unité. La disparition de l’auteur, outre de m’avoir donné envie de revoir The deer hunter, m’a rappelé que j’avais cet énorme morceau sous le coude. Impossible d’évoquer Heaven’s gate de Cimino sans parler de ce qu’il représente dans l’histoire du cinéma : la fin du Nouvel Hollywood, puisque à l’instar du Sorcerer de Friedkin, son échec cuisant vient rompre l’élan seventies, démesuré, téméraire, flamboyant.
Rien d’étonnant à voir cette ouverture aussi visionnaire que pragmatique dans laquelle des étudiants de Harvard reçoivent et fêtent leur diplôme puis dansent la valse sur Le beau Danube bleu dans un immense jardin universitaire – Combien de figurants ici à Harvard, combien plus loin durant la bataille en plein champ de poussières ? Et pourtant, jamais Cimino ne va les utiliser pour accentuer la fresque, ils sont accessoires dans la construction voire parfois leur brèves apparitions crée un mouvement mystérieux. C’est la fin d’une époque et pas n’importe laquelle puisque nous sommes en 1870 et si un énorme écriteau floral annonce le début des Seventies, c’est la rupture du prologue nous propulsant vingt ans plus tard, qui enterre autant les aspérités que les enchantements et clôt une trouée folle d’un siècle, le récit s’amalgamant malgré lui à celui du cinéma des années 70.
Le montage extrêmement syncopé du discours devant l’assemblée universitaire focalise trois visages, celui de deux hommes que le temps va finalement opposer et celui d’une femme qui disparaitra du film avant de revenir dans un bel épilogue, d’une tristesse absolue. Entre 1870, Harvard, Massachussetts et 1903, Rhode Island, il y aura 1890, époque noire durant laquelle de riches éleveurs du Wyoming envisagent et mettent au point une stratégie pour se débarrasser des voleurs de bétail, en embauchant des mercenaires, évidemment soutenus par le gouvernement. 125 noms sur une liste. Des immigrés de l’Europe de l’Est principalement ; Maris et femmes, parfois. On plonge en pleine guerre civile et ce par le prisme d’un triangle amoureux composé de James Averill (Kris Kristofferson), Ella Watson (Isabelle Huppert) et Nate Champion (Christopher Walken) – Tous trois étincelants – qui transforme peu à peu le western fordien et la fresque griffithienne en grand mélodrame Sirkien – Le beau Danube bleu au ralenti après la grande bataille finale, mon dieu.
Une séquence sublime et folle rappelle combien Cimino n’a que faire du naturalisme, une séquence qui symbolise à elle seule le pouvoir sidérant du film et son refus de l’académisme. C’est une scène dansante, quasi centrale. Dans un hangar nommé Heaven’s gate, les immigrés dansent sur les planches, chaussés de patins à roulettes devant un petit orchestre. C’est le dernier moment de joie du film, complètement suspendu mais qui à l’instar de la scène du prélude de Chopin dans Voyage au bout de l’enfer vient scinder le film non pas par une ellipse tonitruante mais par une rupture impossible, quasi onirique : Jeff Bridges s’en va vomir dehors. Isabelle Huppert et Kris Kristofferson quittent leur danse et vont le rejoindre. Déjà, cet instant est parcouru d’une angoisse qui n’avait pas encore eu lieu – On s’attend à voir débarquer les mercenaires d’un moment à l’autre. Puis ils le laissent et reviennent dans le hangar. Là, la foule a disparu. Ne reste plus que le petit orchestre. Ils dansent tous deux la valse, seuls, un long moment. Puis ils s’échappent calmement – La musique comme le brouhaha de la foule précédemment, s’est éteinte progressivement – et viennent fouler les rives d’un lac comme pour se recueillir, déjà. Je me demande si Cimino fera mieux que ça dans toute sa carrière. D’une part c’est magnifique, beau à chialer. D’autre part, c’est tout le Nouvel Hollywood qui s’en va ici, disparait sous des lettres peintes sur un hangar, un coucher de soleil derrière une montagne.
Pourtant, si par-delà la fresque opératique Cimino extraie quelques éléments centraux, l’opacité de leurs liens, de leur passé, de leurs motivations crée un trouble identificateur qui peut aussi être la cause de son échec. Ainsi, comment être ému par la mort de Nate qui deux heures plus tôt tuait de sang-froid un immigrant ? Qu’en est-il du passé d’Ella ? Et de cet entre-deux permanent dans lequel Averill construit son tombeau ? Quelle passerelle existe-t-il entre ces échanges de regards initiaux (qui annoncent des retrouvailles) et cette cigarette sur le yacht à la fin ? Et plus tôt, vers quelle horizon ouvre la diatribe interminable d’Irvine (l’ami de Averill) sinon celui du conservatisme rance, de la démocratie contrôlée, quand bien même son aisance oratoire paraisse accompagnée d’un vent de jouvence libre et humoristique. La porte du paradis est un film riche mais aux divisions secrètes, dont on ne peut jouir pleinement de leurs ramifications en un unique visionnage, aussi parce que le film refuse constamment autant une linéarité dramatique préconçue qu’une danse rythmique ordinaire.
La version amputée m’avait surtout fait oublié combien Heaven’s gate est un puissant mélo traversé par le bruit et la poussière ; Autant que The der hunter était une fresque intime tout en vodka et roulette russe. C’est un chef d’œuvre absolu, incontestable. D’une beauté inouïe.