Déséquilibrés.
7.5 Si le nouveau film de Maren Ade ne va sans doute pas autant me hanter que son précédent, le sublime Everyone else, je retrouve le cinéma qui m’avait séduit, la folie qui l’habite en permanence, les fêlures indicibles et invisibles, les cassures dans l’intrigue, ce mélange de gravité et de drôlerie, l’importance que le film va donner à un objet (C’était un petit bonhomme de gingembre, c’est une râpe à fromage) ainsi que l’immense décalage communicant (Sans doute la cinéaste la plus Antonionienne, aujourd’hui) qui peut régner au sein d’un couple ou entre un père et sa fille.
Toni Erdmann semble évoluer sur des impulsions, un peu à l’image de son glissement au premier quart (De son quotidien à lui, on débarque dans son quotidien à elle) puis dans la gêne de leurs retrouvailles on évolue vers le jeu de rôle. S’il est sans nul doute millimétré dans son écriture, le film parait bâti à l’arrache ; On ne sait jamais où il va nous emmener. C’était déjà le cas dans Everyone else. Et si sa durée imposante (2h42) lui fait parfois défaut, elle est totalement justifiée car d’une part on a besoin de ce temps pour accepter le lien familial qui les unit, le mystère affectif qui les accompagne ; Et puis d’autre part elle guide le crescendo et permet au film de libérer toute sa puissance autour de quelques séquences fortes : Whitney Houston puis la naked party, en gros.
La première séquence raconte déjà énormément. Un transporteur sonne à une porte, colis en mains. Un homme lui ouvre, s’indigne de recevoir du courrier et fait appel à son frère, pièce d’à côté, refermant la porte derrière lui. Le frère en question se pointe, même dégaine, une armoire à la tignasse grise, sinon qu’il est muni de lunettes de soleil, d’un tensiomètre et d’un dentier impossible. Il fait d’abord croire que le colis est piégé, qu’on lui a envoyé pour le désamorcer. Puis très vite il avoue la supercherie, explique que le frère c’était lui et s’adresse au transporteur autant qu’à nous « J’imagine que vous aviez compris ». Séquence géniale – construite avec rien, débouchant sur un monde – qui oriente tout le film, dans ce qu’elle apporte de loufoque dans une situation des plus banales, son aisance assez inédite à dialoguer avec l’absurde, et l’imposante durée des enchainements. Un monde violent et doux à la fois, sidérant et caressant, à l’image de son utilisation musicale. Si les films de Maren Ade sont dépourvus de musiques extra-diégétiques, contrairement aux Dardenne ses deux films se ferment sur un morceau qui enveloppe tout, qu’il s’agisse de Cat Stevens dans l’un ou The Cure dans l’autre.
L’élément qui me chagrine un peu c’est la place offerte aux lieux, à l’espace en général ; Dans Everyone Else j’avais été marqué par cette Sardaigne archi solaire, ces jardins, ces chemins, ces terrains vagues, ces roches à escalader, cet horizon infini et ces maisons dévorées par les paysages. Ici, Maren Ade choisit Bucarest. Dans ce dédale monochrome d’appartements, chambres d’hôtel, Spa, restaurants, salles de réunion elle n’a guère les moyens que faire de ces lieux autre chose que des décors de situation. C’est mon seul regret mais il est imposant puisque là où je me sentais libre, où je respirais et me construisais mon propre film, là j’étouffe, je vois la fabrication, je me sens prisonnier de ressorts.
Heureusement, le film est comme Toni, ce drôle de père, il a plus d’un tour dans son sac. C’est lui qui guide tout le récit d’ailleurs, affublé de perruque, costumes, petits mensonges, idées insolites, coussin péteur. C’est à la limite du trop-plein, mais le film reste jubilatoire et ressemble finalement pas à ce qu’on a l’habitude de voir. Inutile de préciser que les deux comédiens sont incroyables. Je ne voulais pas trop en dire car le film sort le mois prochain mais évidemment il faut y aller même si le mieux serait d’abord de voir ou revoir ce chef d’œuvre méconnu qu’est Everyone Else.
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