Au fond, les sirènes.
9.5 C’est avec une grande émotion que j’ai revu Le grand bleu, de Luc Besson. Je ne savais pas ce qu’il m’en resterait aujourd’hui tandis qu’il fut, durant mon enfance, ce film refuge, ce parfait mélo en apnée ; Jacques était mon héros : Cet éternel enfant (dans le corps d’un adulte) incapable de vivre sur la surface terrestre, survivant d’évènements traumatiques (L’absence de la mère, l’accident mortel du père), inéluctablement happé par les abysses et ses confrères les dauphins. « Personne n’a ce genre de famille » se confiera-t-il sous ivresse, à Johanna. Incapable donc, de s’investir dans une relation amoureuse : Quand il fait l’amour (à Johanna) c’est l’image des profondeurs qui semble lui procurer son orgasme ou au contraire, plus tard, une inquiétude mystérieuse qui ressemble presque à un refus d’adultère – Son mariage avec la mer guette son aventure terrestre. Incapable de poser des questions (Ce qu’il avouera à Enzo) ou à trouver les mots pour retenir le départ de Johanna. Le jeu de Jean-Marc Barr y était parfait, quasi extraterrestre. Sérénité et sagesse (Contrairement à Enzo qui ne se rend pas compte, ici, que la mer est mauvaise) sur un regard lointain, une posture de sirène. Enzo dira qu’il a une drôle d’allure, qu’il vient d’une autre planète. Superbe séquence lorsque Jacques, de retour en Grèce, retrouve le rocher de son enfance. La scène est identique à celle du prologue, le regard comme la posture qui l’accompagne – Dingue de constater combien l’acteur qui joue Jacques jeune, ressemble déjà à Jean-Marc Barr, qu’il a ce même regard mort, de l’abandon, de la résignation – Alors que la mer n’a encore emporté aucun de ses proches.
Pourtant, plus qu’un autre film d’inadapté ou de loup solitaire, Le grand bleu s’en va raconter une étrange amitié, qui n’en est pas vraiment une ou plutôt c’est une amitié exclusivement définie sur et dominée par le défi. Celui qui plongeait pour communier avec les poissons contre celui qui plongeait pour aller chercher des pièces. Si le résultat de l’ellipse qui nous permet de les retrouver adulte recèle une caractérisation si binaire (Jacques plonge toujours par passion des profondeurs dans une excursion scientifique assez floue sous la glace au Pérou quand Enzo plonge toujours pour sauver des plongeurs coincés dans une carcasse en l’échange d’un chèque important) c’est que le pacte de Besson avec son spectateur est resté bloqué sur le frêle théâtre de l’enfance. Il faudra pour certain, être solide pour accepter cette désinvolture sociologique, j’y reviendrai. Ce qui est pourtant passionnant c’est de voir combien ce théâtre de l’amitié virile, fait de provocations vaines et d’admirations feintes (« Tu meurs d’envie de me battre ! – C’est toi le plus fort, Enzo ») n’est que la motivation d’un suicide en marche. Si l’un a déjà clairement les pieds de l’autre côté (« Il faut parfois une bonne raison pour remonter » dira t-il) mais ne lui manquait seulement cette retrouvaille (Enzo) et cette rencontre (Johanna) pour matérialiser son départ, l’autre, castré et seul comme un champion, las de vivre de menus larcins, a besoin d’un os à ronger et va trouver en la présence de son rival rêvé (Puisqu’in fine ils ne se sont jamais vraiment affronté) un moyen de s’en aller et de reconnaître que la planète de Jacques est plus belle que la sienne, et lui avouer qu’« on est bien mieux tout au fond ». En résulte une longue préparation à ce suicide assisté, d’abord en se livrant un duel d’apnée au fond d’une piscine, alors qu’ils sont complètement bourrés ; ou plus tard et dans le même registre, boire quelques gouttes d’alcool dans une capsule sous-marine, à des profondeurs où il est même rudement déconseillé de pisser ; Et bien entendu en défiant les lois des plongées en apnée, chacun leur tour, dans un coude à coude qui ne peut que finir mal, comme on dirait aux enfants « Attention, ça va mal finir ».
Et l’autre beauté du film, outre son intensité bleue, douce, apaisante, caractérisée par cette horizontalité circulaire (On fait le tour du monde : Grèce, Pérou, Italie, Etats-Unis) qui vire au noir terrifiant dès l’instant qu’elle est dévorée par la verticalité des profondeurs (Que Besson capte assez bien, non pas selon des attributs réalistes ou organiques mais de façon mystérieuse et sexy) c’est Rosanna Arquette. Et mon agréable surprise la concernant, c’est de constater combien elle y joue un rôle essentiel, elle n’est pas qu’un instrument périphérique de l’amitié Jacques/Enzo ni un concept de forme terrestre comme dans le souvenir que j’en avais gardé et ce bien qu’à l’époque il s’agissait déjà de cette parcelle de récit (L’amour impossible entre Johanna et Jacques) qui me touchait bien plus que le reste. Elle aère le film, lui apporte cette mobilité imprévue (Elle vient, repart puis revient) et porte toute notre incompréhension face à ces deux gamins jouant à se tuer et ce garçon à vouloir disparaître dans les fonds, sur son sourire et dans son regard. Si Besson transpirait vraiment la misanthropie et le désir de disparaître dans le néant des profondeurs, ce que nombreux critiques avaient relevé, Je ne crois pas qu’il aurait fait de son personnage terrien, un être aussi doux, lumineux, sensuel (Rarement Rosanna Arquette aura été aussi belle), sensible (Elle voudrait comprendre ce qui attire tant Jacques au fond, tente continuellement de percer sa carapace) et compréhensive (Elle le laisse finalement partir, alors qu’elle porte en elle son enfant). Johanna est tombée amoureuse d’un poisson qui croit l’avoir rencontré dans un lac, cet homme silencieux qui discute avec les dauphins, ce poète meurtri qui ne parle pas de ses fêlures, cette créature qui n’a pas le même cœur (Le premier souvenir qu’elle garde de lui, lors de son retour à New York n’est autre qu’une bande papier contenant les battements de son cœur) ni la même vision du bonheur que tout le monde :
« Tu sais ce qu’il faut faire pour vivre au milieu des sirènes ? Tu descends au fond de la mer très loin, si loin que le bleu n’existe plus, là où le ciel n’est plus qu’un souvenir. Une fois que tu es là, dans le silence, tu y restes. Et si tu décides que tu veux mourir pour elles, rester avec elles pour l’éternité, alors… Elles viennent vers toi et jugent l’amour que tu leur portes. S’il est sincère, s’il est pur et si tu leur plais alors elles t’emmèneront pour toujours. »
Alors c’est vrai qu’il vaut mieux ne pas être allergique à la musique d’Éric Serra tant celle-ci est de chaque séquence ou presque – Mais elle fait partie intégrante du film, elle est comme Jacques, son cœur qui bat. C’est vrai aussi que Besson n’est pas le type le plus subtil de la Terre, que sa jolie psychologie de comptoir avec cette histoire de trauma ici qui percute l’enfant trop couvé-là a de quoi faire frémir par sa caricature. On passe aussi sur le regard parfois limité envers des personnages secondaires, sacrifiés puisque saisis en une mono-mimique répétitive et gratuite (Le frère d’Enzo, le président de la fédération, la Mama et ses plâtrées de pâtes, évidemment) ou de manière condescendante (L’américain de l’épave, l’équipe japonaise) et grossières (Le gardien du delphinarium, le type qui les accompagne sur la base nautique) qui sont généralement des inserts à visée purement comiques. En dépit de ces caractérisations le film est souvent tendre et bienveillant. Il y a par exemple cet oncle, entrevu pendant la séquence trauma du prologue, que l’on retrouve seul chez lui, à moitié sourd, plongé dans son bain à écouter Wagner à fond les ballons. Ce sont des petites choses un peu parasitées par un mouvement d’ensemble souvent balourd, mais qui n’empêche pas le film de tourner magistralement autour de ses trois personnages centraux.
La surprise est d’autant plus belle que je trouve le film toujours aussi fort, émouvant. C’est un mélo atypique dont on sent que le récit vient d’un seul homme, Besson, qui à mes yeux, finalement, ne fera jamais rien d’autre de bien. C’est un one-shot parfait, naïf, désespéré. Un chant de réprouvé qui a laissé parler son cœur. Bref, je sais que c’est un film peu aimé des cinéphiles, c’est donc d’autant plus agréable d’en parler pour tenter de le défendre. Evidemment, ce n’est pas une grande proposition de cinéma qui réinventerait quoi que ce soit, qui renverserait ses modèles (Dont Besson semble dépourvu), qui tente le diable ou la désinvolture, qui fait de la sidération filmique son leitmotiv (On n’est pas dans Abyss) mais il y a une honnêteté là-dedans, quelque chose de fragile qui touche autant à l’enfance qu’à une constante maladresse, qui me touche encore aujourd’hui, infiniment.
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