« A woman’s heart is a deep ocean of secrets. »
10.0 Chaque fois que je le revoie je me dis qu’il synthétise tout ce que j’aime dans le cinéma. C’est un film tour de magie, un état de grâce de trois heures. Ou comment raconter une histoire tout en dépassant le fait réel, combiner les genres, s’emparer du temps, faire des enchaînements / superpositions bouleversantes en permanence, faire résonner un naufrage en quasi temps réel et un hors champ temporel de 84 ans.
Monument cinématographique, ni plus ni moins, Titanic est un film à la grandeur incomparable, un film que l’on ne fera plus, une œuvre patrimoine, incontournable. Le film de tous les superlatifs. James Cameron et sa flamboyance par excellence s’attaquent, après le remarquable Abyss, le jubilatoire Terminator, à un évènement de l’Histoire du XXe siècle, l’une des plus grandes catastrophes maritimes hors guerre : le géant des mers et son destin tragique, en enrobant le tout d’une envolée plus intimiste, histoire d’amour défiant les obstacles imposés par le Monde. Le souffle d’une reconstruction hors du commun couplé à une tragédie romantique éphémère.
Tout a évidemment été plus ou moins dit, analysé sur la portée de ce film, qui n’en finit pas de fasciner et émerveiller près de vingt ans après sa sortie. On a parlé de plus grand succès de tous les temps. Du film le plus cher de tous les temps. De son ampleur alors sans égale – Et personnellement je ne lui trouve toujours pas d’égal. On a moins évoqué sa prise de position sociale, sans doute parce que dans les mémoires, Titanic c’est une histoire d’amour et un bateau qui coule. Constamment, Cameron poursuit son engagement, cette idée de renoncement d’un statut paramétré, d’un affranchissement des règles morales d’un mode de vie préétabli via Rose (Kate Winslet) qui se voit conviée par Jack (Léonardo DiCaprio) dans un mode de vie plus vivant, plus humain, où chacun a sa place, où l’on vit chaque jour comme une surprise.
Jack est en troisième classe, vers le fond du bateau (la classe la première touchée pendant la catastrophe), vit au gré de ses dessins et se ses parties de poker qui lui ont entre autres permis d’embarquer à Southampton, puisque c’est une main chanceuse qui le fait voguer vers l’Amérique. Rose est en première. Fiancée à un certain Caledon Hockley, un riche héritier. Sa vie l’emmerde, pour rester poli. Mais sa mère fait pression parce qu’elle compte bien se refaire une santé financière avec ce mariage, ce qui leur permettra de se sortir de leur situation délicate dans laquelle le père les a laissé, sous les dettes. C’est de la prostitution en somme. L’un voit donc le rêve américain lui tendre les bras. L’autre veut couper le cordon. A défaut d’être délivrée par le suicide, Jack l’en empêchant in extremis, Rose sera sauvée par son aventure avec l’artiste, une histoire placée sous le signe de la liberté, qui malheureusement n’aura pas le temps d’éclore, mais aura existé suffisamment pour être racontée.
Partout sont les symboles thématiques : les deux milieux sont constamment en opposition. Dans le fumoir de première on semble s’ennuyer (en tout cas nous on n’aimerait pas y être) en se perdant dans des discours politiques et masturbatoires sur la richesse de chacun. Les femmes n’y sont même pas conviées. Dans une salle dansante de troisième en revanche, ce que les riches appellent l’entrepont (ce n’est même pas un Pont, c’est un entrepont), la bière coule à flots, la musique irlandaise résonne, les gens rient, crient, bougent, vivent. Un sentiment de supériorité plane sans cesse, d’un étage envers l’autre. De la vie sur les ponts jusque dans le partage des canots. Ceux d’en bas seront les derniers à s’en sortir, les premiers à se noyer. Et leur pouvoir est absent. Lorsqu’un sbire d’Hockley suit la jeune femme, personne ne l’empêche de rentrer. Lorsque Jack monte pour voir Rose, il est bloqué par les gardes et on lui donne un bifton pour qu’il ne revienne pas. Lorsque Jack est invité, un peu plus tôt, à cette soirée pour le remercier de son acte de bravoure, on se moque, on le remarque, il est différent. Lorsque Rose danse en troisième, sapée comme une bourge, personne ne la remarque, elle est comme les autres, se fond dans le paysage. Il y a cette séquence où elle prend conscience de cette vie minable qui la poursuit : Devant elle, une fillette plie sa serviette sur ses genoux, sa mère lui demande de se tenir droite. Rose est horrifiée. Cette vie, depuis toujours c’est aussi la sienne. C’est là qu’elle rejoindra Jack dans cette fameuse scène de la proue. Et il y a d’autres symboles, plus allégorique donc plus discrets comme cette barrette papillon que Rose a dans les cheveux dès sa rencontre avec Jack, le citron dans le café du capitaine Murdoch juste avant la catastrophe, le tic-tac des pendules pendant la scène du dessin, l’évocation de la présence de glace dans la nuit. La menace gronde ici, le désir de vivre s’impose-là.
Son replacement historique est lui aussi intéressant : outre les costumes, les coutumes, le paquebot, il y a aussi ce parallèle artistique. On évoque Monnet comme un grand. Hockley, qui croit tout savoir, pense que Picasso ne fera jamais parlé de lui. La dimension artistique est là, tout le temps. La qualité pas la taille, Rose remettra Ismay a sa place (l’architecte du paquebot qui ne considère la force qu’en fonction de la taille) en citant Freud, que lui ne connaît guère. Jack dessine, il entreprend une idée de l’art au sens noble, celui d’appréhender et retranscrire le réel. Jeune bourgeoise parée de bijou ou prostituée unijambiste, il ne fait pas de différence. Jack est le plus intelligent, le plus lucide, le plus libre de tous. Seule compte pour lui la mise à nu. Le nu abolit toutes les barrières. C’est la mise à nu qui scelle la transformation de Rose, dans l’entrepont lorsqu’elle s’enivre de bières et danse à l’irlandaise, dans la chambre lorsqu’elle s’offre en modèle. La culture n’est donc pas dans les mœurs bourgeoises, c’est la gente modeste qui la crée.
La seconde partie du film (post iceberg) est plus trépidante, à la limite du soutenable – Reconnais que tu retiens aussi ton souffle quand Jack cherche la clé en tâtonnant derrière la grille, que tu pries pour tes mains quand Rose brandit une hache façon bûcheron du dimanche, que tu as le cœur serré quand le regard de Rose ne quitte pas celui de Jack lors de son embarcation sur le canot avant de s’en extirper in-extrémis. Centrée sur l’action, cette partie de film semble tout précipiter, comme s’il y avait mille à choses à dire et traiter et qu’il fallait tout régler au plus vite. On manque de temps, Cameron est donc moins subtil mais persévère dans sa critique sociale. La dignité suicidaire des uns affronte l’égoïsme impérieux des autres. Quand un agent ouvre le feu sur la foule et qu’il se rend compte de son geste, il retourne l’arme contre sa tempe. Quand Hockley n’a plus d’arrangements pour monter dans un canot il prend une enfant abandonnée et dit qu’elle n’a plus que lui au monde. Les musiciens, eux, continuent de jouer, se disent adieu avant de jouer encore. On ne peut pas vraiment en vouloir à Cameron de caricaturer certains rôles. Il étoffe en fait, cela lui permet d’être plus tranchant. Et puis on se doute bien que dans cette catégorie de gente aisée il devait bien y avoir une sacrée bande de salopards. La Dignité face à la Survie, tout le temps.
Les vingt premières minutes pourraient être lourdes, elles sont une mise en abyme totale du cinéma : La quête du trésor se mue en récit romanesque ; On cherche un collier, on trouve un dessin, qui nous apporte une vieille femme qui va nous conter son histoire. Rose devient notre guide. Mais Cameron ne va pas se contenter de son souvenir et s’en va très vite là où elle ne peut savoir, du côté de Jack, avant qu’ils ne se rencontrent. Le film s’est comme émancipé, gagnant son combat contre le scénario. On reviendra au présent par deux fois seulement, avant le naufrage et à la fin, ça suffit, c’est le flash-back le plus élégant de la Terre. Et les visages face à Rose, lors de ce dernier retour, lessivés, silencieux, yeux embués, sont devenus les nôtres.
Lors de cet épilogue, tout devient entièrement silencieux. Il n’y a plus que la musique, la douce mélodie angélique et funèbre qui résonne et orne le reste d’images, comme dernier cadeau. Images qui succèdent à celles où l’on découvre Rose aujourd’hui, jeter le cœur de l’océan par-dessus bord, montrant qu’elle l’avait toujours gardé, comme le souvenir inépuisable de ce moment érotique et magique passé en compagnie de Jack. Rose vient d’effectuer sa passation de relais, le temps du film. Jack qui n’existait que dans sa propre mémoire vivra désormais aussi dans celle de ceux à qui elle a raconté l’histoire du Titanic comme elle l’avait vécu. Ceux qui venait trouver un collier et nous, qui venions seulement voir un film. Rose peut donc s’en aller. La caméra se glisse dans sa chambre, on voit quelques photos de sa jeunesse, on imagine que Jack fut le moteur de cette vie bien remplie, cette nouvelle vie qu’elle a dû s’octroyer (sous le nom de Rose Dawson) après le naufrage de l’insubmersible. Cameron brise les convenances mélodramatiques, il en fait une fin joyeuse, où l’amour s’en va triompher de l’autre côté, parmi les fantômes : Des photos, une âme qui quitte un corps, entre à nouveau dans le Titanic, encore épave avant qu’il ne revive intégralement comme au premier jour. Rose entre à nouveau dans la grande pièce avec l’escalier et l’horloge (celle où Jack lui a baisé la main la première fois, parce qu’il voulait faire comme au cinéma) où tout le monde l’attend, comme s’il s’agissait d’un mariage, tous les visages qu’elle a croisés sur le paquebot, seulement ceux qui l’ont marqué positivement (on croise le visage de cette jeune fille lors de la danse à l’entrepont, le visage de M. Andrews et d’autres encore), elle rejoint Jack, beau comme au premier jour de leur rencontre, l’embrasse, et tout le monde autour se met à applaudir, tous les morts, ceux qui n’ont pas survécu au naufrage. Rose est acceptée parmi eux, Jack l’attendait. Ils se retrouvent de l’autre côté. Franchement ça donnerait presque envie de mourir.
La réussite insolente de ce pur miracle cinématographique serait peu de chose sans la maestria de sa mise en scène. Car Titanic est probablement l’exemple le plus probant de la réconciliation entre le grand cinéma de divertissement et celui de la mise en scène – Mais Cameron n’avait pas attendu de faire Titanic pour qu’on s’en rende compte. Il a transformé l’essai. Ou comment parvenir à rendre l’intensité qu’elles méritent à des images d’une telle ampleur. Le travail sur le son, sur l’image est remarquable. Une mouvance permanente : travellings, plans grue, ellipses temporelles et raccords fulgurants, juxtaposition parfaite de plans lointains et proches. Oui c’est flamboyant, ça sent la tune, mais c’est beau. C’est la grâce dans l’excès.
Au final, on peut se dire que c’est le film le plus rapide de tous les temps, à peine est-il commencé qu’il est déjà terminé, nous laissant avec nos bouches béats et nos larmes. Et surtout, Titanic n’est pas qu’une simple histoire d’amour ni qu’un simple film catastrophe, c’est une œuvre grandiose, multiple, qui côtoie le charme de l’expressionnisme, la dureté Buñuelienne, la douceur des plus belles rom’com et la flamboyance des grands mélos hollywoodiens. Un chef-d’œuvre inépuisable, que l’on redécouvre autrement, à chaque nouveau visionnage.