Love streams.
8.5 Avec son titre original bien plus mystérieux, beau autant qu’il est incompréhensible, qui semble accompagner sa véritable identité, ainsi que celle du personnage principal, le film des frères Safdie est un objet curieux, fauché et ô combien stimulant. Il capte un quotidien, des regards, des gestes singuliers qui accentuent toute la marginalité de cette petite famille modeste, littéralement habitée par ce père de famille complètement à la ramasse, durant les quinze jours de l’année où il peut passer du temps avec ses gosses.
Lenny and the kids ne révolutionne pas le mouvement, se contentant de répéter un schéma instauré par la vague new-yorkaise underground, héritée de Cassavetes. Car il y a beaucoup de Faces dans ces dialogues bordéliques, ces blagues, ces virages inattendus, qu’on doit appréhender dans un lieu généralement clos. Les extérieurs se bornent aux ruelles et trottoirs, comme c’était déjà le cas dans The pleasure of being robbed. Et parfois, on ira un peu plus loin, vers le nord, lorsque Lenny embarque ses gamins pour une virée instinctive ou sur un lac pour voir un pote faire du ski nautique.
C’est pourtant bien sur leur terrain de prédilection que les Safdie trouveront leur meilleures inspirations : lorsque Lenny écume les trottoirs de Brooklyn avec ses gosses en marchant sur les mains ou bien lorsqu’il se fait agressé par un type (campé par Abel Ferrara) tentant de refourguer des boites de Cd ; ou à la toute fin, magnifique moment suspendu, avec ce déménagement improvisé qui emporte nos personnages sur l’autre rive, vers un hors-champ inconnu, un nouveau voyage, en nous laissant-là sur le quai de cette station du téléphérique de Roosevelt Island, le même que prenait Raymond Depardon dans New York N.Y., film dans lequel il témoignait de son impuissance à tourner un film sur New York. Et si les Safdie l’avaient réalisé, ce film sur New York ?
Lenny & the kids suit une logique à laquelle il ne déroge pas : il prend des directions que l’on ne soupçonne pas, il tâtonne, il crée des situations qu’il est difficile d’interpréter. On dirait une impro de jazz. Il faut tenter de comprendre ce personnage, aimer voir ce père essayer et tant pis s’il échoue. Il y a une part de rêve dans tout ça, celui d’un homme resté gamin, qui saisi chaque instant comme un nouveau jeu. Si Ronald Bronstein incarne le père de Ben & Josh il hérite aussi sans doute beaucoup des deux auteurs, tant il semble vivre comme eux filment depuis leurs débuts. Le film évite l’écueil misérabiliste du réalisme et s’il s’ancre dans le réel d’un New York loin des cartes postales, c’est pour s’aventurer sur les terres du rêve, rejouer les motifs de l’enfance.
C’est à tel point qu’on ne sait parfois pas si le rêve n’entre pas dans le réel et vice-versa. Deux exemples géniaux : Le moustique géant et le déménagement impromptu. C’est peut-être du fantasme. Ou peut-être est-ce juste une mise en scène pour les gosses. On ne sait pas trop. D’autres séquences resteront mystérieuses à l’image de la salamandre dans les paquets de céréales ; durant cette scène, je suis du côté des enfants, je crois à la présence de cette salamandre. Il n’y a pas que des longues scènes comme celle-ci, il y a aussi des petits riens, comme ces céréales dans un vivarium improvisé, une marche sur les mains dans les rues new-yorkaise, une partie de squash un peu dingue, un peu de temps passé dans une cabine de projection.
J’aime l’idée du type irresponsable, auquel on s’attachera plus qu’aux autres justement parce qu’il est irresponsable tout en essayant d’être responsable. La séquence où Lenny donne des sédatifs à ses enfants pour qu’ils ne se réveillent pas lorsqu’il est au travail, c’est magnifique. D’une part on est dans l’incompréhension totale, puis finalement il y a une légitimité dans sa volonté de les préserver d’une solitude au réveil. C’est juste qu’il le fait très maladroitement, enfin un peu plus que ça d’ailleurs. Mais surtout, les Safdie vont tout miser sur le réveil des enfants. Il n’y a pas de contrecoup, c’est un visage directement ensoleillé et un climat de joie qui règne à nouveau, j’en avais les larmes aux yeux. Pas tant parce qu’ils se réveillent (on s’en doutait bien, même si avouons qu’on a un peu tremblé) mais parce qu’il les retrouve. Et c’est beau, ça débarque-là sans prévenir, un peu comme les larmes du garçon dans John’s gone.
Les Safdie y ont mis du cœur à l’ouvrage puisque Lenny & the kids (Titre français puisque le titre original c’est Go get some rosemary et le titre de sortie aux Etats-Unis c’est Daddy Longlegs, c’est dire combien le film semble insoluble) est en majorité autobiographique. Dans ces deux enfants à l’écran (Qui sont en fait ceux de Lee Ranaldo, de Sonic Youth, qui fait aussi une apparition) il y a beaucoup de Joshua & Benny Safdie. D’un point de vue personnel, le cinéma des Safdie me touche beaucoup, je m’y sens bien. Je n’ai pourtant pas eu cette enfance là, loin de là, mais c’est un cinéma que j’adore. C’est comme si la séquence finale d’Une femme sous influence – où l’on voit Peter Falk courir après ses gosses dans l’escalier de la maison, les remonter, après qu’ils soient redescendus, jusqu’à répéter ce moment à n’en plus finir – se retrouvait toute entière étirée dans Lenny and the kids. J’aime l’énergie que le film libère.
Je ne m’attendais plus à voir le film se terminer sur ce plan de téléphérique. Pourtant je m’en souvenais, mais le film est si puissant qu’il te fait tout oublier. Sortie sublime, par ailleurs, qui laisse planer de nombreux doutes, qui n’auront eu de cesse d’exister pendant toute la durée du film. Je ne parle pas des enfants, mais ils sont époustouflants, dans leurs mimiques, leurs gestes. Ils sont désordonnés, plein de rage, de rire. Comme leur père. Et c’est dans tous ces impromptus que je vois du cinéma. Improvisé et d’une totale liberté.