De beaux lendemains.
9.0 S’il nous a habitué à ancrer ses récits dans Marseille et alentours, jamais on n’avait senti Guédiguian aussi épuré dans sa dynamique spatiale. On n’avait pas vu ça chez lui depuis les ruelles de Marius et Jeannette. C’est un véritable petit théâtre thchékovien autour d’une baraque familiale, saisie dans la douceur hivernale, sur une fratrie déchiré par le temps, les fêlures, le drame, l’indicible. C’est presque un huis clos à ciel ouvert : Une calanque portuaire, deux maisons voisines, un bateau de pêche, une guinguette, un morceau de falaise, un sentier boisé, un viaduc ferroviaire. C’est tout. Jamais on ne s’extraie de ce cadre. C’est la première grande idée du film, il y en aura tant d’autres. Et s’il avait fallu attendre son vingtième long métrage pour que Robert Guédiguian nous offre son plus beau film ?
A l’époque de la sortie des Neiges du Kilimandjaro, j’évoquais ce plaisir de troupe familiale comme presque fil rouge du cinéma de Guédiguian. La Villa ira plus loin dans le dispositif le temps d’une courte séquence étourdissante, qui élève soudain le film vers le sublime, quand l’auteur intègre dans son récit un morceau de Ki Lo Sa ? l’un de ses tous premiers films (que je vais rattraper fissa) où l’on accompagnait dans une voiture puis sur le même port de la calanque de Méjean, trois acteurs de La Villa : Ariane Ascaride, Jean Pierre Darroussin et Gérard Meylan. Ils n’avaient probablement pas les mêmes rôles qu’ici, qu’importe, ces quelques secondes s’immiscent brillamment, investissant un souvenir simple, un territoire bien dessiné. Un moment d’insouciance saupoudré de I want you de Bob Dylan – tandis que le film n’est jamais larmoyant ni illustratif dans son utilisation musicale – qui fait résonner cette double mélancolie : Celle de Guédiguian lui-même, désormais sexagénaire, mais surtout celle de ses personnages, que les épreuves de la vie ont éloignés. La simple évocation de la fuite de Pierre (le quatrième personnage de la séquence de Ki Lo Sa ?) montre autant la pudeur du cinéma de Guédiguian que son extrême sensibilité. Il n’est pas mort mais un drame l’a fait disparaître. Ce même drame qui aura fait partir Angèle pour les planches parisiennes. Le théâtre n’est pas qu’un décor, par ailleurs, il prend une place considérable dans le récit, c’est autant un vecteur de renaissance qu’une promesse d’amour. Incroyable personnage que celui incarné par Robinson Stévenin. Guédiguian n’en fait pas qu’un benêt pêcheur, c’est un amoureux transi, le plus beau des rêveurs, passionné autant par sa quête quotidienne de mange-tout que par les tirades de Claudel.
Guédiguian parvient à filmer ce lien, aussi fragile qu’élastique, qui existe entre cette fratrie meurtrie. Deux frères, une sœur. Ils se sont éloignés, chacun tient sa rancœur envers l’autre, pourtant ce lien se réaffirme à mesure des jours passés ensemble, au chevet de leur père mourant. Il faut la nostalgie d’un retour lumineux aux années enfantines (L’immense sapin de Noël sur les quais de la calanque) et post-adolescentes (le flash-back solaire dans la voiture) mais pas seulement : Il y a aussi le poulpe ou l’écho du Viaduc. Ce sont des jeux d’enfants qui s’accrochent et surplombent, que l’on retrouve et comme on les a vécus ensemble, on les retrouve ensemble. Et c’est Angèle, véritable pierre angulaire de ce lien – puisque c’est elle qui a subi (de plein fouet et par son absence, paradoxe magnifique) l’insoutenable drame, c’est elle qui a laissé sa famille – qui réactive chaque fois ce souvenir.
Le décalage est inévitable. Les retrouvailles sont difficiles, puisque Armand est le seul à s’être occupé de cette maison que son père a érigé de ses mains avec ses amis d’antan, à avoir repris le restaurant familial en continuant de servir, à petits prix (et tant pis ou presque si c’est un commerce promis à l’échec) les plats de son père hérités des recettes de sa femme, tandis que Angèle et Joseph ont tous deux choisi des chemins de vie éloignés des « promesses » familiales, plus marginaux, artistiques. Si ce retour aux sources s’avère compliqué au départ, La Villa va offrir de nouvelles perspectives à chacun de ses personnages, en particulier ceux qui s’en sont extrait : L’une retrouve le désir, qu’elle s’était probablement interdit d’éprouver. L’autre retrouve l’envie d’écrire.
Sa puissance serait moindre sitôt le film pris sous un angle plus naturaliste, plus ordinaire dans sa cartographie. Guédiguian est avant tout un conteur. Le fait de tout ancrer dans ce petit coin de paradis perdu, mais vers lequel le monde se greffe, comme si chaque passage de train colportait non pas ses touristes, mais ses enfants médecins, ses militaires, ses promoteurs, ses migrants, créant un espace tout entier représentatif du cinéma de Guédiguian ainsi qu’un œil politique sur la vie moderne. A l’image de ce lieu coupé du monde, La Villa s’avère accueillant et hospitalier. C’est un petit théâtre ouvert au monde et sur le monde.
Et puis c’est tout bête mais depuis quand n’avions nous pas vu une si belle séquence de cigarette partagée ? C’est un deuil qui nous l’offre. Il faut voir comment Guédiguian filme ça, la nostalgie qui en émane, l’esprit de groupe qu’elle endurcit ou fait rejaillir. Car la mort qui fait naître cette « pause cigarette » n’a rien à voir avec celle qui avait éparpiller cette fratrie. C’est une mort douce, choisie, la mort de ceux qui pensent avoir vécu ce qu’ils devaient vivre et préfèrent s’en aller ensemble plutôt que d’attendre de voir l’autre mourir avant soi. D’un coup, c’est le Saraband de Guédiguian. On se met presque à rêver de voir les Scènes de la vie conjugale de Suzanne et Martin, comme on nous avait brièvement offert le Ki Lo Sa ? pour Angèle, Joseph et Armand.
Comment oublier cette calanque ouverte sur un horizon azur scintillant dont on entend perpétuellement le clapotis des vagues s’écrasant sur les falaises, le vent dans les pins ? Cette calanque s’ouvre sur le monde mais c’est le monde qui vient à elle, des passagers de la mer, une idée aussi lumineuse qu’elle ne sort pas du chapeau (Le récit nous prévient, par l’intervention militaire) mais surprend en se pointant concrètement là où l’on ne l’attend plus. Happy End, le dernier Haneke, que j’aime sur bien des points, manquait clairement sa trouée politique, avec son apparition de migrants artificielle. Guédiguian réussit lui à trouver la bonne distance, pour ne pas tomber dans le prétexte ou le film à message. Jamais misérabiliste, le film s’en va vers un final absolument bouleversant, d’une infinie délicatesse. Des vêtements d’enfant dans une chambre, des crabes sur un quai, un écho sous un pont. Mes plus grosses larmes cette année, haut la main.