Vers l’obscurité silencieuse.
6.5 La démarche est opposée à celle de RR même si, comme le dit mon fils « On dirait qu’ils sont jumeaux » d’une part car nous ne traversons pas l’Amérique cette fois, il n’y a plus qu’un seul lieu, c’est un voyage immobile, un tableau dont la surface est parcourue d’infimes évolutions éphémères. D’autre part car il n’y a plus vraiment de montage – Celui de RR a son importance, quoiqu’on puisse en penser – si ce n’est le parti pris de commencer ici et finir là, plutôt qu’à d’autres instants, à moins que Benning n’ait shooté entièrement ce que l’on voit, mais j’en doute.
La contrainte temporelle n’existe pas (Le film s’étire d’ailleurs sur 3 heures et treize minutes) donc pourquoi ne pas avoir allongé la nuit, ôté un peu du jour, ou l’inverse, qu’importe ? Pourquoi ce plan plutôt qu’un autre, comme souvent chez Benning, mais plus encore ici puisqu’il n’y en a qu’un ? Interrogations parmi d’autres. Toujours est-il que si BNSF déploie par sa richesse visible et hors champ un imaginaire fort, l’expérience est repoussée aux confins de la patience, pour mon fils comme pour moi. RR c’est un blockbuster en comparaison de BNSF. Mais on y pense, forcément, mon fiston le premier : « On dirait le deuxième train de RR » Tu peux vérifier, il est incollable.
Nous avons attendu le premier train en décrivant ce que nous avions sous nos yeux, jusqu’à sa profondeur infinie, en imaginant le hors champ ; Nous avons attendu le deuxième train avec une excitation intense (le tremblement de terre sonore qu’avait procuré le premier fut un choc) accentuée par cette inconnue : D’où va-t-il sortir, du fond gauche de l’écran ou au premier plan à droite ? Mais sitôt qu’on avance c’est plus difficile, on a parfois fait autre chose, on s’est un peu assoupi aussi – Il semble qu’il y ait treize trains, mais nous n’en avons compté que douze, le treizième s’est évanoui dans notre sommeil commun, à moins qu’il ne se soit brillamment caché derrière un autre, on gardera le mystère.
Quid de savoir si la jubilation éprouvée lors de l’apparition du train vaut l’interminable attente de son apparition – J’ai parfois compté jusqu’à vingt minutes, vingt minutes de vent, de légers changements de luminosité, de petits bruits impossible à distinguer, d’un relief qui prend le temps de s’inscrire dans la mémoire – voire son interminable passage : Un train très long, probablement très chargé, est plus lent que les autres et serpente le plan (On ne doit pas être loin du kilomètre de voie ferrée, en visibilité) au ralenti durant plus de dix minutes ! Mais au moins il est là, objet de toutes les attentions, rassurant, tandis que son absence inquiète : « A quelle heure il arrive ? » L’expérience du réel, non plus sur un quai de gare mais devant un écran.
« T’as mis sur pause, papa ? » m’a-t-il demandé un moment où le vent (Le désert des mojaves est très venteux) avait cessé. Et c’est vrai qu’il y a parfois des suspensions très gênantes, où l’on croit soudain arpenter le vide, notamment vers la fin, quand la nuit prend possession du décor, que le silence terrifiant l’envahit – comme il envahissait la campagne dans le premier épisode de Quatre aventures de Reinette et Mirabelle, d’Eric Rohmer : L’heure bleue. C’est l’heure inquiétante, ici. C’est très beau, mais il était temps que ça s’arrête car ça devenait vraiment inconfortable de se laisser bercer par cette obscurité silencieuse.