Tomorrow Never Dies.
9.5 Tout à l’image de sa séquence d’ouverture, Les fils de l’homme fut une véritable déflagration pour moi, à l’époque de sa sortie. J’étais persuadé d’avoir vu le plus beau film du monde. Bon, j’avais une carte illimitée à l’époque et j’allais voir tout et (surtout) n’importe quoi donc j’ai du voir ça entre Camping et Bambi 2 si tu vois ce que je veux dire, mais j’avais quoiqu’il en soit été ému autant qu’impressionné comme rarement. Puis, au fil des années, le souvenir du film s’est quelque peu effrité dans ma mémoire, comme si passé le choc de la découverte il n’en restait plus que ledit choc et l’impression que l’ambition formelle (aussi au coeur de Gravity, du même Alfonso Cuaron) avait dévoré le puissant minimalisme du récit ainsi que sa fulgurante idée anticipatrice. Que reste t-il d’un choc comme celui-ci dix ans après sa sortie ? Je voulais le revoir non sans méfiance. Et j’ai repris une claque. Tranquilou.
Cette ouverture m’avait marqué au fer, elle est exactement comme dans mon souvenir. Un unique plan séquence. Une télévision dans un café, dans lequel on apprend la mort de Baby Diego, le plus jeune des humains, à l’âge de dix-huit ans. C’est comme si une bombe atomique avait été lâché. Le même effet. Dans la foule, on distingue un visage familier, celui de Clive Owen, il vient acheter son café. On ne le quittera plus. Il sort, pose son gobelet sur un horodateur, l’ouvre, y dépose quelques gouttes d’alcool, quand derrière lui, soudain, l’établissement explose. Il faut d’emblée souligner l’important travail sonore. Les explosions autant que ces pluies de cendres, le vaste brouhaha urbain autant que ce terrible silence de la campagne, fabriquent une riche bande sonore, sensorielle et apocalyptique.
Le Royaume-Uni est en proie au chaos, l’humanité est stérile, ne reste que la guerre. Partout, pas seulement en Angleterre. Les œuvres rescapées sont gardées dans une Arche. Le monde des humains est sur le point de s’éteindre. Rien ne semble l’empêcher. Pas même Jasper, ce vieux hippie pétomane incarné par un Michael Caine grimé en John Lennon, incarnant la coolitude soixante-huitarde du temps de paix. Theo, lui, en tant qu’ancien activiste politique, est enlevé par un groupe terroriste venant en aide aux immigrés, à la tête duquel se trouve son ex-femme, avec qui il a eu jadis un enfant, décédé d’une pandémie. Puisqu’il connait du monde au gouvernement, Theo pourrait obtenir un laissez-passer pour une jeune immigrée noire.
Lors de la fuite, une violente embuscade ne laissera pas le temps au film de s’installer dans une routine. Julianne Moore ne faisait que passer, elle est abattue brutalement. Quelques secondes plus tôt, un simple jeu avec une balle de ping-pong entre deux anciens amants avait scellé une proximité passée, fait voltiger une bulle de douceur. Une gorge ensanglantée viendra la ternir. Avant que Theo ne s’effondre au pied d’un arbre masquant sa peine, mais ne se la cachant plus à soi-même. C’est terrible, mais Alfonso Cuaron ne s’y appesantit pas. Son plan séquence virtuose (hallucinant il faut bien le dire) est relayé par une accalmie aussitôt relayée par un besoin nécessaire d’aller de l’avant.
Une simple affaire de relais, pense-t-on. Nous ne sommes pas au bout de nos peines. Il faudra à Theo (et par extension au spectateur) apprendre que Kee, la jeune immigrée, est enceinte et plus très loin d’accoucher d’où l’urgence de la mission. Le miracle est l’unique baromètre. On retrouve la maison de Jasper. On traverse une ferme isolée, une école abandonnée. On entre par le bus dans un camp de prisonniers. Puis Kee accouche dans une chambre miteuse. Là encore, c’est le plan séquence qui domine. Comme si Cuaron décidait qu’il pouvait y avoir encore un peu de beauté dans ce monde en décomposition.
C’est dingue d’ailleurs de voir à quel point le film évite ou contourne tous les pièges et écueils inhérents à ce genre un poil sclérosé qu’est la science-fiction. Il ne ressemble à aucun autre. C’est le futur mais c’est encore aujourd’hui On a parfois l’impression qu’il est trop virtuose, trop opératique, trop suffisant dans sa maitrise des codes du genre et sa façon de les contourner, mais il trouve chaque fois l’équilibre parfait, dans sa mécanique et son mouvement dramatiques. Et puis c’est doux, pour un film « fin du monde » et c’est d’autant plus paradoxal que c’est parfois à la limite du soutenable, dans sa représentation d’un champ de bataille (le siège de l’immeuble) ou la traversée de ses mises en quarantaine qui évoquent forcément les camps de la mort.
Et la distance est systématiquement la bonne. Tout est affaire d’un point de vue comme ça pouvait être aussi le cas dans La Route, le bouquin de McCarthy. Mais j’avais pas le souvenir que le film respecte à ce point cette éthique. C’est vraiment fort. Et jusqu’au bout. Le napalm dans la brume au loin alors qu’on est juste dans cette pauvre barque qui concentre pourtant tout l’avenir de l’humanité, c’est des images qu’on ne voit pas souvent au cinéma.
Les fils de l’homme c’est aussi une somme de miracles. Si le plan-séquence prend cette valeur, c’est surtout pour s’acclimater aux tournures miraculeuses de son récit : Aussi bien cette grossesse inattendue que cet accouchement tumultueux, autant un cessez-le-feu solidaire à l’écoute d’un cri de bébé que de bouleversants rires d’enfants lors d’un générique au noir mémorable. Dans un ultime geste de transmission, le père endeuillé montre à la jeune maman comment faire roter son nourrisson. Il y a des films comme ça. Si géniaux, si audacieux, si émouvants qu’ils parviennent à ne jamais le crier.
Afin de développer l’univers de son film, Alfonso Cuaron offre de multiples informations via des journaux télévisés ou des publicités. On apprend de tout, par exemple qu’on a fermé le tunnel sous la Manche, que des kits de suicide sont vendus dans les pharmacies, que tout le Sud de l’Angleterre est transformé en immense camp de réfugiés, que New York a péri sous le feu nucléaire. Jamais ces infos ne seront outrageusement renseignées, pour la simple et bonne raison que la dystopie créee ne doit aucunement l’emporter sur la fuite, que le présent, aussi passionnant fusse-t-il, ne doit pas perturber les enjeux lumineux promis par cette fuite et l’avenir de l’humanité qu’elle emporte avec elle.
Si Les fils de l’homme est traversé d’éclats musicaux variés, comme le In the Court of the Crimson King, de King Crimson, c’est une composition de John Tavener qui vient habiller l’intégralité de la dernière partie : Le déchirant Fragments of a prayer. Une merveille absolue qui résonnera longtemps dans nos têtes après le visionnage.