Que la lumière soit !
10.0 Au sein de cet hiver qui n’en finissait plus, Kechiche nous a offert son film le plus chaud, le plus doux, le plus solaire – un soleil blanc, radieux, rassurant, en permanence – mais aussi le plus radical, le plus étiré (Comme à son habitude, il construit son film autour de peu de séquences, mais elles sont très longues) et resserré (puisque sa temporalité est plutôt restreinte : Une quinzaine de jours, tout au plus) à la fois. Peut-être aussi son film le plus personnel en plus d’être le plus beau – Mais attendons le deuxième chant. Une chronique estivale méditerranéenne comme j’avais toujours rêvé d’en voir. L’auteur est au sommet de son art.
Si le film s’ouvre sur deux citations – imprimées aux côtés de la silhouette d’Amin, sur son vélo, dans une image en surexposition quasi écarlate – élogieuses de la lumière, l’une empruntée à Saint-Jean et l’autre au Coran, c’est parce que le soleil n’a pas de religion. Tout l’art de Mektoub my love est d’être guidé par cet astre, d’une part puisque c’est le temps des vacances (La seule indication de temporalité nous sera offert d’emblée : Août 1994) et d’autre part car si le Sète de La graine et le mulet virait à la précarité et à la cruauté, celui-ci vise l’instantané inconséquent. Il faut de l’aveuglément, qu’il provienne d’un soleil tombant à l’horizon, de sa réverbération sur la mer, et de façon plus artificiel via les spots lumineux des lieux dansants ou les éclairages nocturnes de la ville – La légère contre-plongée sur le baiser Céline/Joe ou les larmes de Charlotte consolée par Amin sur la promenade du port, sont des moments qu’on n’oublie pas. Mais on pourrait aussi se demander si la quête n’est pas avant tout, cosmopolite. Et cela sans qu’on soit dans un banal mélange de langues ou un flux choral de nationalités. Le titre, mixture d’arabe, anglais et italien ouvre d’emblée sur un pluralisme culturel. Le restaurant familial sert des plats tunisiens dans une salle et de la cuisine asiatique dans une autre ; Le seul film dont on verra un imposant extrait est une œuvre russe ; Charlotte, la niçoise semble mieux connaître l’arabe que la cousine d’Amin ; Ophélie & Tony iront draguer une jeune espagnole ; Amin fera la rencontre d’une jolie blonde, russe, nommée Anastasia, qui restera hors-champ ; On y évoque sans cesse Hammamet, en Tunisie ; Amin revenait de Paris, Charlotte file en Grèce. Sète devient le carrefour du monde.
S’il fait un portrait d’Amin, abstrait, elliptique, Mektoub my love brosse ainsi celui d’un amour de jeunesse inachevé, inabouti. Creusant la relation que le garçon entretient avec Ophélie, dont il (re)tombe clairement amoureux, relation qui sera consommée dans la confession et la confidence, puisque la jeune femme va bientôt se marier avec Clément, un militaire absent (physiquement, mais on parle beaucoup de lui) et couche régulièrement avec Tony, le cousin d’Amin – C’est la séquence d’ouverture, crue, comme si Kechiche répondait à ses détracteurs de celle d’Adèle, simplement pour signaler qu’il pourrait la rejouer, pourtant il n’y en aura pas d’autres. Du coup, la relation entre Ophélie & Amin c’est à peu près tout l’inverse de celle entre Emma & Adèle, qui elle évoluait énormément, au gré des ellipses et du temps. L’occasion pour Kechiche de filmer le quotidien le plus prosaïque en lui donnant valeur première face au récit attendu. Une baignade, une sortie en boite de nuit (l’hallu totale cette scène quand j’y repense), une discussion de commérage sur la plage, une mise bas sont autant de séquences communes débarrassées du traditionnel poids du jeu de la séduction.
Le film semble alors s’exposer sur une ligne homogène, proche de l’état d’esprit d’Amin, observateur, jamais fonceur, pourtant il y a de la rupture, notamment deux séquences très détachées de l’ossature, de l’ambiance du reste du film disons. La première se situe dans la chambre d’Amin, puisqu’il regarde un film. Sauf que le film nous est offert en cut après une scène de baiser. Il s’agit d’Arsenal, d’Alexandre Dovjenko. C’est la fameuse scène (l’une des plus belles du cinéma muet, sans doute) des gaz hilarants, au tout début, quand les soldats meurent dans les tranchées le sourire aux lèvres. Rapporte-t-elle un état dans lequel le film va minutieusement nous plonger ou bien celui d’Amin, à la fois toujours ici et ailleurs, hilare et distant ? Difficile à identifier, mais ça m’a beaucoup plu de voir ce film et tout particulièrement cette séquence utilisés ici de façon inattendue, puisque j’en ai fait la connaissance l’an passé et que ça m’a plutôt marqué, je me rends compte. On pourrait par ailleurs relier cette scène à deux autres, plus brèves et davantage dans la continuité du récit, à savoir l’instant chambre noire dans laquelle Amin développe des photos d’Ophélie et celui de sa chambre d’ado où il est plongé dans son scénario, sur sa machine à écrire, observé par un grand livre sur Renoir. L’autre séquence sidérante c’est bien entendu celle de la naissance des agneaux. Ça pourrait casser quelque chose dans l’équilibre du film, au contraire, ça le renforce, lui offre une respiration parallèle. Kechiche va capter l’attente d’Amin, la souffrance de la brebis, les premiers pas de l’agneau, la lente disparition du soleil et la froide beauté du crépuscule en accompagnant ces moments par une aria de Mozart. Et c’est magnifique. C’est Malick chez Depardon. Mais de manière plus globale ce sont tous ces instants passés en compagnie d’Ophélie sur sa terre fermière qui sont superbes, aussi bien lorsqu’elle se fait vilipender par son papa sur son retard pour la rentrée des bêtes, que lors de la traite rythmée par Alain Bashung ou l’instant commérage en pleine tétée des agneaux.
Kechiche ne s’était jamais fait si brutal et fulgurant dans ses transitions. Ainsi les longues minutes de la naissance des deux agneaux sont accompagnées par le Laudate Dominum de Mozart. Ce sur quoi une séquence de boite de nuit aux effluves du Sing Hallelujah, de Dr. Alban viendra prendre le pouvoir, aussi brutalement qu’elle parait impromptu que lorsqu’Arsenal, d’Alexandre Dovjenko brisait le premier baiser entre Céline et Joe. Difficile de connaître le pourcentage autobiographique d’une telle proposition mais il est évident qu’il y a beaucoup d’Abdel en Amin, ne serait-ce que dans le choix d’en faire un passionné de photo, de peinture et de cinéma. Radical dans ses étirements, dans ses transitions mais aussi dans ce qu’il installe, fait mine de promettre avant de choisir d’aller ailleurs, Mektoub My Love c’est le film estival épousant les secousses convulsives de l’été.
Ainsi en va de sa gestion du hors champ, de manière générale. Il égrène des embryons de pistes pour les abandonner quasi constamment. Plus flagrant encore, il joue avec sa propre éthique. Je me souviens lors de mon premier visionnage, j’ai espéré (en tant que voyeur et/ou admirateur forcené des formes callipyges d’Ophélie Bau) et craint (en tant que spectateur fasciné par la bonne distance avec laquelle chaque scène nous est offerte en permanence) les fameuses photos de nu, demandées par Amin à son amie, réticente d’abord avant qu’elle ne finisse par plus ou moins accepter. Je me suis demandé comment Kechiche allait pouvoir montrer ça, vraiment j’ai flippé qu’il s’y vautre grassement. Il y répond pourtant très intelligemment : On ne les verra pas. Peut-être existera t-elle, cette séance de photos, mais alors hors champ ou dans le prochain film. A la place on ira retrouver par un hasard magnifiquement rohmérien, Charlotte, celle qu’on avait quitté en miettes bien plus tôt dans le récit, quand elle découvrait que Tony se foutait gentiment de sa gueule. Amin voulait Ophélie, mais cet après-midi là il cherche Anastasia et trouve Charlotte. C’est comme si chacun était le rayon vert de l’autre. Avec Athènes comme horizon, pourquoi pas, on y songe mais là aussi ça tient du hors champ, dans un final incroyablement doux et trivial « Tu veux manger des pattes ? », infiniment bouleversant (sur lequel vient résonner le San Francisco, de Scott McKenzie) très proche de celui d’Adèle, finalement.
On a beaucoup cité Marivaux et Pialat comme étant les sources d’inspirations premières de l’art Kechichien. Difficile de ne pas voir l’un, dans L’Esquive et l’autre, dans La vie d’Adèle, c’est évident. On a moins rapprocher le cinéma de Kechiche de Renoir, en revanche. Auguste Renoir, le peintre. On y retrouve pourtant quelque chose dans le scintillement d’une heure bien précise, la portée d’un regard, la fascination pour une partie précise du corps. Quand Les baigneuses brillent de leurs rondeurs chez Renoir, Ophélie chez Kechiche devient la plus belle chute de rein du monde. La dégustation de spaghetti sur la plage c’est Le déjeuner des canotiers, le ballet dansant final c’est Le bal du moulin de la Galette. Sauf que Kechiche ne se laisser aucunement séduire par l’art du tableau figé, il le morcelle, il le triture, conserve son appétence instantanée mais va l’étirer sur la durée, en silence, en musique ou en flux de paroles ininterrompues. Et Renoir est partout. Sur un livre, sur le bureau d’Amin, j’en parlais. Et dans le texte, puisque le garçon évoquera avec Tata (Hafzia Hersi) sa ressemblance troublante avec le portrait d’un tableau de Renoir. On ne saura guère de quel tableau il s’agit – sans doute n’existe-il que pour le texte, d’ailleurs – mais il est impossible de ne pas penser à Charlotte, en observant La bohémienne, de Renoir. Cela permet en outre de souligner combien chaque personnage de Mektoub my love, saisit pourtant sous le prisme de l’été donc d’une certaine artificialité, est observé, filmé en toute bienveillance par la caméra du cinéaste, avec autant de distance et d’envoutement qu’est le regard d’Amin, trois heures durant.
Les deux films n’ont pourtant rien à voir, ni dans le fond ni dans la forme, pourtant Mektoub my love m’a fait retrouver un bonheur de cinéma similaire à Du côté d’Orouët, de Jacques Rozier. Outre sa dimension estivale, joyeuse, inconséquente, j’y retrouve probablement une aussi grande liberté de ton, une énergie multiple, une impression aussi que le film pourrait s’étirer à l’infini, qu’il est dévoré par la ville de Sète autant qu’il parvient à la dévorer, autant que les dunes charentaises dévoraient le film de Rozier avant de clairement se faire dévorer, garçon compris (Bernard Menez) par sa bande de filles. S’il s’agit moins d’arpenter le vide que le faisait Rozier, qui créait lui des parenthèses pures, Kechiche trouve lui aussi des espaces de jeu et de confidences hors du temps et de la réalité. Tout est très doux, pourtant, sans qu’on puisse l’expliquer, tout est déchirant. Je veux vivre dans ces films.