Archives pour avril 2018

Mektoub My Love : Canto Uno – Abdellatif Kechiche – 2018

20. Mektoub My Love, Canto Uno - Abdellatif Kechiche - 2018Que la lumière soit !

   10.0   Au sein de cet hiver qui n’en finissait plus, Kechiche nous a offert son film le plus chaud, le plus doux, le plus solaire – un soleil blanc, radieux, rassurant, en permanence – mais aussi le plus radical, le plus étiré (Comme à son habitude, il construit son film autour de peu de séquences, mais elles sont très longues) et resserré (puisque sa temporalité est plutôt restreinte : Une quinzaine de jours, tout au plus) à la fois. Peut-être aussi son film le plus personnel en plus d’être le plus beau – Mais attendons le deuxième chant. Une chronique estivale méditerranéenne comme j’avais toujours rêvé d’en voir. L’auteur est au sommet de son art.

     Si le film s’ouvre sur deux citations – imprimées aux côtés de la silhouette d’Amin, sur son vélo, dans une image en surexposition quasi écarlate – élogieuses de la lumière, l’une empruntée à Saint-Jean et l’autre au Coran, c’est parce que le soleil n’a pas de religion. Tout l’art de Mektoub my love est d’être guidé par cet astre, d’une part puisque c’est le temps des vacances (La seule indication de temporalité nous sera offert d’emblée : Août 1994) et d’autre part car si le Sète de La graine et le mulet virait à la précarité et à la cruauté, celui-ci vise l’instantané inconséquent. Il faut de l’aveuglément, qu’il provienne d’un soleil tombant à l’horizon, de sa réverbération sur la mer, et de façon plus artificiel via les spots lumineux des lieux dansants ou les éclairages nocturnes de la ville – La légère contre-plongée sur le baiser Céline/Joe ou les larmes de Charlotte consolée par Amin sur la promenade du port, sont des moments qu’on n’oublie pas. Mais on pourrait aussi se demander si la quête n’est pas avant tout, cosmopolite. Et cela sans qu’on soit dans un banal mélange de langues ou un flux choral de nationalités. Le titre, mixture d’arabe, anglais et italien ouvre d’emblée sur un pluralisme culturel. Le restaurant familial sert des plats tunisiens dans une salle et de la cuisine asiatique dans une autre ; Le seul film dont on verra un imposant extrait est une œuvre russe ; Charlotte, la niçoise semble mieux connaître l’arabe que la cousine d’Amin ; Ophélie & Tony iront draguer une jeune espagnole ; Amin fera la rencontre d’une jolie blonde, russe, nommée Anastasia, qui restera hors-champ ; On y évoque sans cesse Hammamet, en Tunisie ; Amin revenait de Paris, Charlotte file en Grèce. Sète devient le carrefour du monde.

     S’il fait un portrait d’Amin, abstrait, elliptique, Mektoub my love brosse ainsi celui d’un amour de jeunesse inachevé, inabouti. Creusant la relation que le garçon entretient avec Ophélie, dont il (re)tombe clairement amoureux, relation qui sera consommée dans la confession et la confidence, puisque la jeune femme va bientôt se marier avec Clément, un militaire absent (physiquement, mais on parle beaucoup de lui) et couche régulièrement avec Tony, le cousin d’Amin – C’est la séquence d’ouverture, crue, comme si Kechiche répondait à ses détracteurs de celle d’Adèle, simplement pour signaler qu’il pourrait la rejouer, pourtant il n’y en aura pas d’autres. Du coup, la relation entre Ophélie & Amin c’est à peu près tout l’inverse de celle entre Emma & Adèle, qui elle évoluait énormément, au gré des ellipses et du temps. L’occasion pour Kechiche de filmer le quotidien le plus prosaïque en lui donnant valeur première face au récit attendu. Une baignade, une sortie en boite de nuit (l’hallu totale cette scène quand j’y repense), une discussion de commérage sur la plage, une mise bas sont autant de séquences communes débarrassées du traditionnel poids du jeu de la séduction.

     Le film semble alors s’exposer sur une ligne homogène, proche de l’état d’esprit d’Amin, observateur, jamais fonceur, pourtant il y a de la rupture, notamment deux séquences très détachées de l’ossature, de l’ambiance du reste du film disons. La première se situe dans la chambre d’Amin, puisqu’il regarde un film. Sauf que le film nous est offert en cut après une scène de baiser. Il s’agit d’Arsenal, d’Alexandre Dovjenko. C’est la fameuse scène (l’une des plus belles du cinéma muet, sans doute) des gaz hilarants, au tout début, quand les soldats meurent dans les tranchées le sourire aux lèvres. Rapporte-t-elle un état dans lequel le film va minutieusement nous plonger ou bien celui d’Amin, à la fois toujours ici et ailleurs, hilare et distant ? Difficile à identifier, mais ça m’a beaucoup plu de voir ce film et tout particulièrement cette séquence utilisés ici de façon inattendue, puisque j’en ai fait la connaissance l’an passé et que ça m’a plutôt marqué, je me rends compte. On pourrait par ailleurs relier cette scène à deux autres, plus brèves et davantage dans la continuité du récit, à savoir l’instant chambre noire dans laquelle Amin développe des photos d’Ophélie et celui de sa chambre d’ado où il est plongé dans son scénario, sur sa machine à écrire, observé par un grand livre sur Renoir. L’autre séquence sidérante c’est bien entendu celle de la naissance des agneaux. Ça pourrait casser quelque chose dans l’équilibre du film, au contraire, ça le renforce, lui offre une respiration parallèle. Kechiche va capter l’attente d’Amin, la souffrance de la brebis, les premiers pas de l’agneau, la lente disparition du soleil et la froide beauté du crépuscule en accompagnant ces moments par une aria de Mozart. Et c’est magnifique. C’est Malick chez Depardon. Mais de manière plus globale ce sont tous ces instants passés en compagnie d’Ophélie sur sa terre fermière qui sont superbes, aussi bien lorsqu’elle se fait vilipender par son papa sur son retard pour la rentrée des bêtes, que lors de la traite rythmée par Alain Bashung ou l’instant commérage en pleine tétée des agneaux.

     Kechiche ne s’était jamais fait si brutal et fulgurant dans ses transitions. Ainsi les longues minutes de la naissance des deux agneaux sont accompagnées par le Laudate Dominum de Mozart. Ce sur quoi une séquence de boite de nuit aux effluves du Sing Hallelujah, de Dr. Alban viendra prendre le pouvoir, aussi brutalement qu’elle parait impromptu que lorsqu’Arsenal, d’Alexandre Dovjenko brisait le premier baiser entre Céline et Joe. Difficile de connaître le pourcentage autobiographique d’une telle proposition mais il est évident qu’il y a beaucoup d’Abdel en Amin, ne serait-ce que dans le choix d’en faire un passionné de photo, de peinture et de cinéma. Radical dans ses étirements, dans ses transitions mais aussi dans ce qu’il installe, fait mine de promettre avant de choisir d’aller ailleurs, Mektoub My Love c’est le film estival épousant les secousses convulsives de l’été.

     Ainsi en va de sa gestion du hors champ, de manière générale. Il égrène des embryons de pistes pour les abandonner quasi constamment. Plus flagrant encore, il joue avec sa propre éthique. Je me souviens lors de mon premier visionnage, j’ai espéré (en tant que voyeur et/ou admirateur forcené des formes callipyges d’Ophélie Bau) et craint (en tant que spectateur fasciné par la bonne distance avec laquelle chaque scène nous est offerte en permanence) les fameuses photos de nu, demandées par Amin à son amie, réticente d’abord avant qu’elle ne finisse par plus ou moins accepter. Je me suis demandé comment Kechiche allait pouvoir montrer ça, vraiment j’ai flippé qu’il s’y vautre grassement. Il y répond pourtant très intelligemment : On ne les verra pas. Peut-être existera t-elle, cette séance de photos, mais alors hors champ ou dans le prochain film. A la place on ira retrouver par un hasard magnifiquement rohmérien, Charlotte, celle qu’on avait quitté en miettes bien plus tôt dans le récit, quand elle découvrait que Tony se foutait gentiment de sa gueule. Amin voulait Ophélie, mais cet après-midi là il cherche Anastasia et trouve Charlotte. C’est comme si chacun était le rayon vert de l’autre. Avec Athènes comme horizon, pourquoi pas, on y songe mais là aussi ça tient du hors champ, dans un final incroyablement doux et trivial « Tu veux manger des pattes ? », infiniment bouleversant (sur lequel vient résonner le San Francisco, de Scott McKenzie) très proche de celui d’Adèle, finalement.

     On a beaucoup cité Marivaux et Pialat comme étant les sources d’inspirations premières de l’art Kechichien. Difficile de ne pas voir l’un, dans L’Esquive et l’autre, dans La vie d’Adèle, c’est évident. On a moins rapprocher le cinéma de Kechiche de Renoir, en revanche. Auguste Renoir, le peintre. On y retrouve pourtant quelque chose dans le scintillement d’une heure bien précise, la portée d’un regard, la fascination pour une partie précise du corps. Quand Les baigneuses brillent de leurs rondeurs chez Renoir, Ophélie chez Kechiche devient la plus belle chute de rein du monde. La dégustation de spaghetti sur la plage c’est Le déjeuner des canotiers, le ballet dansant final c’est Le bal du moulin de la Galette. Sauf que Kechiche ne se laisser aucunement séduire par l’art du tableau figé, il le morcelle, il le triture, conserve son appétence instantanée mais va l’étirer sur la durée, en silence, en musique ou en flux de paroles ininterrompues. Et Renoir est partout. Sur un livre, sur le bureau d’Amin, j’en parlais. Et dans le texte, puisque le garçon évoquera avec Tata (Hafzia Hersi) sa ressemblance troublante avec le portrait d’un tableau de Renoir. On ne saura guère de quel tableau il s’agit – sans doute n’existe-il que pour le texte, d’ailleurs – mais il est impossible de ne pas penser à Charlotte, en observant La bohémienne, de Renoir. Cela permet en outre de souligner combien chaque personnage de Mektoub my love, saisit pourtant sous le prisme de l’été donc d’une certaine artificialité, est observé, filmé en toute bienveillance par la caméra du cinéaste, avec autant de distance et d’envoutement qu’est le regard d’Amin, trois heures durant.

     Les deux films n’ont pourtant rien à voir, ni dans le fond ni dans la forme, pourtant Mektoub my love m’a fait retrouver un bonheur de cinéma similaire à Du côté d’Orouët, de Jacques Rozier. Outre sa dimension estivale, joyeuse, inconséquente, j’y retrouve probablement une aussi grande liberté de ton, une énergie multiple, une impression aussi que le film pourrait s’étirer à l’infini, qu’il est dévoré par la ville de Sète autant qu’il parvient à la dévorer, autant que les dunes charentaises dévoraient le film de Rozier avant de clairement se faire dévorer, garçon compris (Bernard Menez) par sa bande de filles. S’il s’agit moins d’arpenter le vide que le faisait Rozier, qui créait lui des parenthèses pures, Kechiche trouve lui aussi des espaces de jeu et de confidences hors du temps et de la réalité. Tout est très doux, pourtant, sans qu’on puisse l’expliquer, tout est déchirant. Je veux vivre dans ces films.

Le Parrain (The Godfather) – Francis Ford Coppola – 1972

09. Le Parrain - ‎The Godfather - Francis Ford Coppola - 1972Le Don est mort, vive le Don.

   10.0   Découvert tardivement, vers 18 ans, à l’époque où j’avais à cœur de voir tous ces grands classiques immuables, Le Parrain, avait été une déflagration pour moi. Il a pu être une sorte de déclencheur de ma cinéphilie, je pense. C’était surtout ce premier opus que j’adulais à l’époque, les autres m’avaient semblé plus délicats à apprivoiser, plus riches, moins immédiats même s’ils logeaient parfaitement dans sa roue. J’avais ensuite recroisé la route de cette saga quelques années plus tard, il y a six ans, exactement. Je m’en souviens car je venais d’emménager et attendais la naissance de mon garçon. Cette fois-là j’avais un peu dévalué le premier Parrain au profit du second qui m’avait autant impressionné que terrassé, par son ampleur mélancolique, son épique construction et son insolence à s’ériger contre le classicisme du film originel. Entre ces deux visionnages j’avais aussi lu le magnifique roman de Mario Puzo, que je pourrais facilement relire aujourd’hui tant ce fut un choc aussi. J’y pensais depuis un moment, six années ont donc passé, j’ai revu le premier Parrain.

     Et c’est un monument. Un opéra macabre d’une puissance et d’une limpidité inouïes. Une tragédie familiale – plus encore qu’une fresque mafieuse – d’une précision d’orfèvre. Un cercle funèbre – qui s’ouvre sur un mariage et se ferme sur un baptême, durant lesquels Coppola filme tout sauf un simple mariage et un simple baptême – filmé à l’économie, jamais dans le spectaculaire, guidé par de longues scènes pivot et de grandes ellipses. C’est une boucle terrible, tragique. C’est le déclin d’un homme et l’avènement de son fils. La mort d’un vieux gangster, la naissance d’un caïd des temps modernes. Mais c’est plus complexe qu’un simple passage de relai. Si Vito apparaît d’abord comme une figure respectée et invulnérable – Le premier plan est un léger travelling arrière laissant apparaître sa masse dorsale aussi protectrice que tranchante – pendant les festivités accompagnant les fiançailles de sa fille – encore qu’on puisse déjà détecter chez lui une forme de lassitude, des signes de fatigue – Michael, lui, qui revient tout juste de son service dans le Pacifique, semble bien loin des affaires familiales – Il faut le voir raconter à Kay, sa petite amie, cette anecdote violente de « la cervelle ou la signature » avant de lâcher un « That’s my family Kay, that’s not me ». Difficile de prévoir qu’il remplacera bientôt son père en qualité de Don.

     Et c’est toute la logique et tragique cruauté de ce destin familial qui distribue les cartes à chacun d’eux, qui se voient accaparer leurs premières volontés par les circonstances ou les valeurs traditionnelles. Vito aura toujours voulu que Michael devienne un brillant sénateur. Michael, lui, aspire davantage à une vie de new-yorkais amoureux et bohême. Sonny a tout de l’homme d’affaires en devenir mais son impulsivité et son manque de discernement l’empêchent de capter l’admiration de son père ; Fredo, lui, est l’exact inverse, timide, simplet, presque efféminé quand Sonny fait lui figure de parfait mâle dominant. Et Tom, peut-être le plus en phase avec les choix de Vito, jusque dans ses postures, son calme et sa détermination, est une pièce rapportée quoiqu’on en pense, puisqu’il est élevé par les Corleone, comme un frère de Michael, Fredo et Sonny, mais ça n’empêche pas qu’il s’appelle Hagen et non Corleone. Le déchirement se trouve déjà dans cette structure mal-agencée. Et sera précipité par un premier fait d’armes, loin d’être anodin – après tout, ailleurs on s’en serait seulement pris à Brasi – puisqu’il concerne Vito Corleone, lui-même, criblé de cinq balles à quart de film. Tentative d’assassinat qui ouvre une plaie béante et un boulevard de succession à Michael, déterminé à éliminer les responsables. Amorce brutale d’un virage criminel, plus froid, plus méthodique, plus implacable, dont il sera bientôt le chef de rang, notamment durant la vague d’assassinats qu’il finit par commanditer et qui débarque en parallèle du baptême de son neveu (dans un montage alterné colossal, entièrement inventé par Coppola, puisque ça n’existait pas dans le roman) et constituera autant un point d’orgue (puisque le film se ferme après ça sur son sacrement doublé d’un terrible mensonge à celle qui l’aime) qu’elle ouvrira sur une dimension criminelle plus cruelle encore dans les suites à venir.

     La boucle tragique apparaissait d’emblée, dès cette première scène, durant laquelle un homme annonce qu’il croit en l’Amérique avant de supplier l’imposant Don Corleone de réparer son chagrin causé par des petites frappes qui ont défigurés sa fille. Parfum solennel et cordial qui diffuse déjà son odeur de mort, et plus encore puisqu’on l’apprend au détour d’une phrase de Marlon Brando, que l’homme en question face à lui, Amerigo Bonasera, ironie tragique, est croque-mort. En acceptant sa requête, Vito planifie en triste prophète les drames à venir. Qu’il fasse plus tard appel à Bonasera pour embaumer le corps de Sonny, massacré, restera l’un des derniers beaux gestes d’un père défait et d’un homme d’affaires loyal.  Un criminel de parole, si j’ose dire, qui faisait régner le respect, avant que la drogue devienne le marché dans lequel investir, que Tattaglia et consorts s’en mêlent et que Michael prenne la relève.

     Le film est traversé de situations sidérantes, parcouru de visions dantesques difficilement oubliables. Sans surprise, je m’en souvenais très bien. Pas comme si je l’avais vu hier, mais presque. Dans mon souvenir, l’ouverture sur le mariage de Connie prenait davantage de place. Dans mon souvenir, Sollozzo prenait deux balles comme son compère McCluskey. Dans mon souvenir, on attaquait Vito Corleone avant Luca Brasi. Dans mon souvenir, la partie sicilienne était découpée en ellipses mais pas montée parallèlement avec la vie à New York. Certes, ce ne sont que des détails mais il est toujours agréable d’être surpris par un film qu’on a l’impression de connaître dans le moindre de ses enchainements et rebondissements, en plus de le redécouvrir constamment d’un point de vue formel.

     Il y a pourtant des partis-pris qu’on n’oublie pas. A ce titre, les vingt-cinq minutes qui ouvrent Le parrain se déroulent dans la propriété familiale, pendant le mariage de Connie. Entre les nombreuses réceptions du Don dans son bureau, le film nous convie aux festivités, nous apprend à connaître chacun des personnages dans ces moments détachés, comme Cimino le fera aussi bientôt dans la première partie de Voyage au bout de l’enfer. On danse, on chante, on discute, les journalistes s’incrustent, les flics mettent des PV sur les Lincoln et Cadillac, On tente à plusieurs reprises une photo de famille – comme si déjà on figeait dans le temps un bonheur qu’on ne retrouvera plus – et, comme le veut la tradition selon laquelle aucun sicilien ne peut refuser de service le jour du mariage de sa fille, Don Corleone accueille entre autre, Amerigo Bonasera, donc, et Johnny Fontane qui demande à Don ses faveurs pour lancer sa carrière à Hollywood, auprès d’un producteur qui ne veut pas de lui. Par ces quelques pistes, le film a ouvert une boite de Pandore. Fontane aura très vite ce qu’il convoitait – la séquence emblématique de la tête de cheval chez le producteur Woltz, sera le premier éclat de violence que le film nous offrira. Et c’est pourtant ailleurs que le film va tout chambouler : la mainmise sur le trafic de drogue auquel Vito, contrairement aux quatre autres familles, refuse de participer.

     Evidemment, il faudrait aussi évoquer la somptueuse composition de Nino Rota, véritable valse funèbre en plusieurs tonalités, guidant toute l’ampleur tragique du récit. Il faudrait aussi parler de l’interprétation globale, les femmes autant que les hommes, mais tout particulièrement de la naissance d’un très grand à savoir Al Pacino. Il faudrait dire aussi combien dans ses brèves accalmies (Le mariage de Michael et Apollonia en Sicile, le dernier jeu entre Vito et son petit-fils entre les plans de tomates du jardin familial, le bel échange de paix éphémère entre Corleone et Tattaglia) le film est aussi renversant que lors de ses majestueuses séquences pivots (Le double meurtre dans le restaurant du Bronx, la mort de Sonny à la gare de péage, l’assassinat des grands pontes) ou ses saillies criminelles plus discrètes mais non moins puissantes – Lorsque Clemenza fait tuer Paulie Gatto devant les champs de blé, observés par la statue de la liberté ; Ou bien la mort, terrible, de Carlo, commanditée par le parrain de son fils. Et parmi la myriade d’anecdotes qui accompagnent cet objet colossal, une, essentielle : Francis Ford Coppola a 32 ans quand il fait Le Parrain. Mon âge aujourd’hui, quoi. Bim.

47 meters down – Johannes Roberts – 2017

25. 47 meters down - Johannes Roberts - 2017La cage rouillée.

   7.0   Sous-genre du film d’horreur à prendre avec des pincettes, le film de requins aura donné, outre un nombre incalculables de nanars, des choses réjouissantes de Jaws à Open water, plus discutables de Peur bleue à Instinct de survie. Quoiqu’il en soit c’est un genre pour lequel j’ai l’indulgence facile, tant qu’on ne verse pas dans le Sharknado et autres débilités nanardesques. 47 meters down attisait la curiosité au moyen d’une bande-annonce aguicheuse. Plus prometteuse que d’autres du même sous-genre, en tout cas. Mais bon, le survival en huis-clos, faut quand même s’en méfier un tout petit peu.

     Dire que c’est une bonne surprise relève de l’euphémisme. Ça marche vraiment, ça fiche bien les jetons. Parce que passé une longue introduction inutile et passe-partout, on restera au fond de l’eau, parce qu’on ne verra que très peu les requins, parce que le hors champ est terrifiant (Si l’on n’aura aucun flashback, on ne verra pas non plus ce qui se passe en surface, il faut même un long moment avant de savoir s’il reste du monde, si les mecs ne se sont pas carapatés, c’est super fort) et parce que le facteur compte à rebours est hyper oppressant : Les bouteilles d’oxygène se vident, forcément.

     Si l’ouverture, comme celle de son modèle en surface (Open water) ne sert pas à grand-chose sinon à ancrer un soupçon de psychologie (Deux sœurs vont faire de la plongée pour faire oublier à l’une d’elles son chagrin d’amour) dès l’instant qu’on entre dans cette cage, qu’on tombe à 47 mètres de fond, que les requins rodent et que l’oxygène vient à manquer, le film enchaîne les bonnes idées, sans pourtant révolutionner quoi que ce soit et sans cracher sur les tics habituels du genre : Trop de musique, temporalité maladroite, trop de plans. Mais ça fonctionne puisque je flippais avec elles.

     En fait, ses vrais modèles c’est Gravity et The descent. Le premier pour l’immersion, et le second surtout, notamment dans cette double fin plutôt surprenante. La spéléo pour oublier un drame est remplacée par une plongée contre la déception amoureuse, mais surtout, aucun montage parallèle ne viendra casser le rythme, étayer le récit ou détourner notre regard. On restait dans l’espace ou dans les grottes, on restera dans cette cage. Et c’est fort car sur le bateau là-haut, t’as Matthew Modine, mais on ne le verra plus. Outre l’idée qu’il n’y a que des filles là-encore, c’est sa gestion du jump-scare qui réjouit : Ni trop ni pas assez. Sans parler du soin global accordé à la photo.

     Et puis j’ai fini par m’attacher à ses filles (qu’on découvre un peu au détour d’un dialogue ou deux, dans un moment d’espoir et d’accalmie) et j’ai aimé leur renversement de caractère qui me rappelle autant le film de Neil Marshall qu’Eden Lake ou Frozen : Dans chaque cas c’est la plus faible qui devient la plus forte. Outre la belle séquence des bouteilles à récupérer, que les types du bateau leur ont balancées, mais qui ont échouées loin à cause du courant et de la profondeur, il y a La scène du film, celle qui en fait sa réussite à elle seule, la traversée d’une crevasse : La fille sort de la cage pour aller chercher la lampe torche d’un secouriste mystérieusement volatilisé, et elle se retrouve à raser le sol de pierres pour éviter les attaques de requins sauf qu’un moment donné il n’y a plus de sol, il y a le vide, le trou noir, l’inconnu absolu. Rarement autant flippé, déjà, mais surtout purée ce que c’est beau, cette immensité lunaire, d’un coup, sans prévenir.

River Rites – Ben Russell – 2012

24. River Rites - Ben Russell - 2012Volupté réversible.

   7.5   Une rivière au Surinam. Enfants, laveuses, pêcheurs offrent un mouvement gracieux à un tableau aussi lumineux que désordonné. Tableau car Ben Russell, qui a vécu deux ans sur cette rivière, filme (en metteur en scène, puisque si tout semble naturel, tout est pourtant écrit et dirigé) ces rites en un seul plan séquence de douze minutes et par une simple idée de cinéma complètement inattendue, va en bousculer la beauté et la simplicité de cette baignade collective pour la transformer en danse merveilleuse.

      Au départ, ces douze minutes devaient entrer dans un projet de long métrage. Mais l’énergie qui s’en dégageait différait, Ben Russell préféra les isoler pour en faire un essai à part entière. La découverte d’un film de Maya Deren (Divine horsmen, 1985) lui donna l’idée de renverser la temporalité, afin de créer une musicalité toute singulière et à contrecourant. Si l’observation pure aurait relevé du documentaire, l’inversion de sa temporalité crée une danse, une douce chorégraphie, puisque ces mouvements si triviaux normalement ne le sont plus. En effet, c’est comme si Jean Rouch avait rencontré Maya Deren, comme si le cinéma purement ethnographique avait fusionné avec le cinéma expérimental, le réel avec l’étrange.

     C’est en voyant une vidéo Snapchat utilisant le même procédé que j’ai repensé à River Rites, je l’avais vu lors de sa sortie, mais ça m’a fait plaisir de le revoir. A l’époque j’avais été marqué par l’utilisation musicale (ça ressemble à une envolée grasse d’Oren Ambarchi) mais aujourd’hui, curieusement, je l’enlèverais, préférant la musicalité bizarre offerte par le cours d’eau, les plongeons (qui deviennent des aspirations) et les voix confuses (puisque la sonorité aussi est inversée) des enfants. Qu’importe, c’est toujours très beau.

Revenge – Coralie Fargeat – 2018

03. Revenge - Coralie Fargeat - 2018Arroseur arrosé nu.

   6.0   La presse a tendance à ranger Revenge dans le même panier gore que Grave, dans ce qu’on pourrait réduire à « Récents films d’horreur français, réalisés par de jeunes françaises ». En fait, les deux films sont très différents voire opposés dans leur conception. Grave est un film d’école qui casse brillamment les codes des films d’école. Revenge est un rape & revenge dans la tradition du genre, donc une pure série B aux éclats Z inspirée du slasher américain mais fait dans un moule français, plus minimal, tournée dans un désert marocain. Un truc bien badass (avec quelques saillies de mauvais goût vraiment délectables) et ouvertement féministe pour ne pas dire pile à l’heure en ces temps de # metoo et autres # balancetonporc. A ce titre, on constatera que si l’on voit beaucoup le joli cul de la demoiselle (Matilda Lutz, très mignonne et plutôt très investie, on se souviendra d’elle) on le voit pas plus que le joli cul du garçon (Kevin Janssens, croisé dans Les Ardennes) qui crèvera même littéralement à poil. C’est pas grand-chose mais ça fait toute la différence.

     Après il faut aussi dire que le film ne s’embarrasse pas de la vraisemblance. Ça m’a d’abord un peu troublé mais étant donné la brutalité de la scène pivot, j’ai fini par accepter le deal. C’est donc l’histoire d’une jeune bimbo violée qui se venge en guerrière, comme revenue d’entre les morts, rappelant aussi bien la transformation de Jenny dans Eden Lake que celle de Sarah dans The Descent. Tout n’est certes pas réussi, mais ce qui n’est pas réussi participe à ancrer le film dans le Z : Le jeu pour le moins approximatif des acteurs (enfin notamment les deux potes) ; des dialogues franchement pas bons ; des instants franchement en roue libre niveau choix mise en scénique, à l’image de son quadruple réveil dans la caverne ; des macros inutiles sur des pommes, des gouttes de sang et des fourmis ; une construction pas toujours judicieuse – On voit trop chacun d’eux, on préfèrerait ne voir qu’elle, et le jeu sur les hors-champ n’est pas des plus subtils. Mais au-delà de ça c’est un plaisir régressif et pop relativement enthousiasmant, déjà parce que le désert y tient une place importante, très graphique et parce que le gore y est restitué dans toute sa générosité et de façon crescendo. Difficile de faire plus beau bain de sang que celui offert lors de l’extraordinaire affrontement circulaire final dans la villa.

Ki Lo Sa ? – Robert Guédiguian – 1985

21. Ki Lo Sa - Robert Guédiguian - 1985Retrouvailles fantômes.

   7.0   Dix ans plus tôt, une bande d’amis jouant dans le parc d’une immense propriété qui engageait en tant que cuisinière et jardinier les parents de l’un d’eux, s’étaient promis de se retrouver dix ans plus tard sur le même lieu. On ne saura pas combien ils étaient à conclure ce pacte de retrouvailles mais ils ne seront que quatre à l’avoir respecté : Dada, le fils en question, qui habite toujours dans la maison, mais désormais seul, reçoit Pierrot, Marie et Gitan, l’occasion de retrouvailles mélancoliques, désabusées.

     On a vite fait de voir dans ce quadruple portrait d’adulescents dans l’impasse, « inadaptés » pour reprendre les mots de Gitan, toutes les angoisses de Guédiguian lui-même, en pleine crise existentielle et doute créatif. Illusions politiques déchues, panne d’inspiration, crainte de l’évanouissement dans un monde qui dévore les oubliés. Le film, projet minuscule, écrit en quinze jours et tourné en autant de temps, reflète l’étape charnière d’un auteur dans son moment de remise en question.

     Quand l’ambitieux Rouge midi répondait au frêle Dernier été, en étant son exact opposé sur bon nombre de points, Ki Lo Sa ? fait table rase, pour tenter de rebondir. Très beau film une fois de plus, dans un écrin solaire et solitaire qui pourrait évoquer l’ambiance de La collectionneuse, à la différence qu’ici les mots s’évanouissent complètement. Et dans sa dimension impalpable et onirique, appuyée par la présence d’enfants rodant autour de la villa, sans qu’on sache vraiment s’ils appartiennent au présent ou si notre petit groupe en fait partie dans une autre temporalité.

     C’est un film de retrouvailles endolories, parsemé d’instants somptueux où le présent mortifère chevauche l’enfance joyeuse, dans un regard, une confession, un silence. Daroussin, Ascaride, Meylan et Banderet y sont magnifiques. Bon et comme maintenant j’associe la scène de voiture sous Bob Dylan à La Villa, sorti l’an passé, ça m’a beaucoup ému de la revoir là, en plein milieu. C’est d’autant plus beau d’imaginer que cette séquence de La Villa, pur film de retrouvailles, puisse raconter le souvenir d’un moment de retrouvailles.

Objectif 500 millions – Pierre Schoendoerffer – 1966

16. Objectif 500 millions - Pierre Schoendoerffer - 1966La section clandestine.

   6.5   Ça pourrait être la suite de La 317e section. Et ça l’est en un sens puisque les deux films se suivent. On a quitté la boue de la jungle laotienne pour la noirceur d’une ville fantomatique, difficilement identifiable, qu’on longera de salle de boxe en appartements miteux. Bruno Cremer campe un capitaine destitué de sa mission algérienne après avoir pris part au putsch de 1961, puis libéré, qui pourrait être un cousin de l’adjudant Willsdorf – qu’il incarnait dans le film précédent – moins bavard mais tout aussi intrépide. Et plus suicidaire encore. Après avoir vainement cherché du boulot, il est contacté par une mystérieuse jeune femme et un autre ancien militaire qui fut responsable de sa condamnation, afin de préparer le braquage d’un avion postal. Sans doute un peu rêche pour prétendre égaler les deux réussites du cinéaste que sont La 317e section et Le crabe-tambour mais c’est un beau film, dans lequel on retrouve très largement le style du réalisateur, minutieux et minimaliste dans ses actions et documenté au moyen de vidéos d’archives de la guerre d’Indochine (extraites de ses propres reportages) retransmises lors de nombreuses séquences télévisées puisque le film se déroule majoritairement en intérieur. Et lorsqu’il s’extraie de ses cadres et plonge dans un Lacanau Océan mortifère dans un final bien sombre et désabusé, c’est carrément du Melville.

Pépé le Moko – Julien Duvivier – 1937

23. Pépé le Moko - Julien Duvivier - 1937En sursis dans la Casbah.

   6.0   Une séquence finale peut-elle fait réévaluer un film à elle toute seule ? Devant celle de Pépé le Moko on est vraiment en droit de se poser la question, tant son exécution, aussi prévisible soit-elle (Si l’on connaît le pessimisme de Duvivier, on sait que Pépé ne rejoindra pas sa promise sur le paquebot, qu’il se fera arrêter par l’inspecteur Slimane in-extremis) redéfinit toute la teneur tragique du film et de ce personnage, caïd parisien réfugié – et coincé puisque les flics attendent son faux pas – dans un Alger (tout en ruelles indissociables) qui l’a dûment protégé mais qu’il peut enfin quitter, par l’issue romantique. Le personnage m’a globalement peu intéressé (comme tous les autres d’ailleurs, définis chacun sur un tic de langage ou un trait de caractère) mais là sur ce port, il se révèle. Et le film vaut surtout pour le respect mutuel qui s’exerce entre Pépé et Slimane, qui en un sens m’a rappelé celui de Heat, entre Neil McCauley et Vincent Hanna. Petit Duvivier pour ma part (alors que j’en attendais là un grand) mais tu sens que sur une séquence ou une idée, c’est un cinéaste qui peut tout faire basculer.

Money – Gela Babluani – 2017

18. Money - Gela Babluani - 2017La pulsion des plus faibles.

   6.5   On croit d’abord qu’on aura affaire à un petit polar français classique, comme on en a déjà vu des caisses, très social et très cruel. On est au Havre et les deux mondes vont entrer en collision : Marre des petits boulots sur les docks et leurs quartiers délabrés où l’on enlève même plus les bagnoles cramées, trois amis sont sur un coup à priori sûr, une mallette de fric à récupérer chez un politicien qui de son côté tente d’échapper à une sombre affaire de mœurs. Le fait de voir les deux situations en parallèle nous offre d’abord une omniscience un peu embarrassante : On sait que les gamins vont pénétrer dans un monde plus dangereux qu’ils ne le croient. On en sait trop, en fait. Bref, pour eux, c’est un coup qui doit bien se passer, y a pas de raisons et ils ont déjà sans doute fait pire qu’un simple cambriolage. Et ça va d’abord presque trop bien se passer. Sans trop en dévoiler la tournure, la séquence pivot avec corde et escabeau, est le premier éclair absurde et génial du film et ce sera pas le dernier. Jusque dans son final, complètement fou, aussi noir que drôle. C’est La raison du plus faible qui rencontre Fargo. Les acteurs sont tous excellents, sans exception, autant chez les gros (De Lencquesaing, Rabourdin et même Magimel dans un rôle wtf de tueur à gage aussi doux qu’imperturbable) que chez les petits (Rottiers toujours parfait, accompagnés de deux inconnus dont le frangin du réalisateur, épatant, vrai héros cassé du film) et Money est surtout traversé d’éclats qu’on ne va pas oublier. A l’image de la scène du train. Bref, c’est vachement bien.

Deux hommes dans la ville – José Giovanni – 1973

19. Deux hommes dans la ville - José Giovanni - 1973La mort indirecte.

   7.0   J’avais en fin de compte très peu de souvenirs de ce film « réquisitoire » signé José Giovanni. La fin m’avait marqué, forcément, notamment le regard déboussolé de Delon, cherchant celui de Gabin, en allant vers la potence. C’est surtout Michel Bouquet qui me terrifiait. J’ai mis du temps à le voir autrement que dans ce rôle-là, flic zélé imperturbable, persuadé qu’il n’y a pas de rédemption possible pour celui qu’il avait jadis enfermé. Un bon gros fdp comme n’en fait plus. C’est lui, le vrai méchant du film. « A force de chercher un coupable, on le fabrique » le mettait en garde Gabin, qui campe ici un rôle magnifique (l’un de ses tous derniers) d’une bienveillance absolue, puisqu’il est éducateur / accompagnateur de prisonniers, il les remet en selle et prend leur défense lors des réunions de remises de peine. Qu’il soit le narrateur du film n’étonne guère tant il semble incarner la vision engagée et humaniste du cinéaste. Alors certes le film est surtout à charge contre le système pénitencier et la peine de mort, mais, et ça mon vague souvenir l’avait englouti, il est aussi un brillant mélodrame, aussi triste qu’agaçant, sur un type malchanceux qui paie son larcin de jeunesse au carré et en plusieurs cruelles étapes. Delon y est absolument parfait et bouleversant.

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