L’homme de la rue.
6.5 Si le cinéma de Renoir me parait plus pertinent dès l’instant qu’il s’affranchit d’une interprétation centrale unique trop imposante, à l’image de Gabin dans French cancan ou La grande illusion, il faut reconnaître en ce choix de Michel Simon, son parlé, sa carrure, ses grimaces, son déhanché bien à lui (pour ne pas dire improbable) une présence qui va au-delà du simple « rôle qui fait exister le film » et du même coup devrait casser son équilibre. Evidemment, le film n’aurait pas vu le jour sans Michel Simon puisque c’est lui, alors qu’il joue Boudu au théâtre, qui va chercher Renoir pour lui proposer l’adaptation. Tout est construit autour de Michel Simon. Et c’est sans doute là-dessus que Renoir est fort : Oui, Boudu est de chaque plan ou presque ; et pourtant, c’est comme s’il ne faisait que passer dans cette bulle bourgeoise. Le temps de tout mettre sens dessus dessous, certes, mais sans que le film ne se déroule de son point de vue pour autant. Boudu restera ce personnage insolite et insoumis, imperturbable et impénétrable, aussi bien pour le spectateur que pour cette maisonnée. Outre sa manière d’exister dans le plan, de prendre possession de ce lieu clos comme il occupait la rue dans les premières scènes du film – Ici il entrera sans frapper, là il improvisera le poirier le loin d’un mur, mais il peut tout aussi cirer ses pompes sur un dessus-de-lit, cracher dans un livre de Balzac ou recaler un client qui recherche Les fleurs du mal « Vous n’êtes pas chez un fleuriste » – c’est autour de lui que tout converge, d’abord lorsque Mr Lestingois, ce libraire, le repère dans sa longue vue (au préalable destinée à observer les jambes des passantes) à l’instant où il se jette du Pont des Arts dans la Seine ; ensuite en parvenant à séduire Mme Lestingois ainsi que la bonne, cette dernière étant pourtant déjà la maitresse du libraire. Une fois civilisé comme l’a souhaité son sauveur, Boudu est finalement promis à Anne-Marie, la bonne. Lorsque la barque des mariés se renverse sur la Marne, Boudu s’échappe au fil de l’eau du fleuve. Il s’échoue plus loin pour renaître : Quitte son costume de marié pour s’emparer des frusques d’un épouvantail et reprendre sa route, sa liberté. La pièce de théâtre s’arrêtait parait-il au mariage. Ça n’avait donc pas du tout le sens que Renoir donne. Il y a dans Boudu sauvé des eaux déjà beaucoup de cette subversion qu’on retrouvera puissance mille dans La règle du jeu, le chef d’œuvre de Jean Renoir. Il y a aussi, déjà, la forte symbolique de l’eau, élément libre qui parcourt quasi toute son œuvre, de Partie de campagne au Déjeuner sur l’herbe, en passant par Le fleuve, évidemment.