Le cinéma nous emportera.
7.5 Existe-t-il aujourd’hui, un cinéaste qui filme aussi bien les visages féminins que Jafar Panahi ? Qui les met tellement en valeur au point de nous graver en mémoire ce qu’ils contiennent : le regard, les grimaces, les chevelures, le front, les joues etc… Je n’oublierai jamais le visage de Sima Mobarak Shahi, dans Hors-jeu. Trois visages s’ouvre sur un visage, encadré par l’écran d’un smartphone. Une adolescente se filme, elle appelle au secours, veut faire du cinéma mais en est interdit, elle est désespérée. Elle traverse ce qui ressemble à un chemin dans l’intérieur d’une grotte, demande de l’aide auprès d’une actrice, s’empare d’une corde qu’elle s’enroule autour du cou puis disparait du plan – Suicide ou mise en scène du suicide ? On est déjà dans la question de la représentation, du vrai et du faux, on sait que le réel est lié au semblant. La séquence suivante se déroule dans une voiture, c’est un autre visage que Panahi nous offre : celui de l’actrice que l’adolescente appelle à l’aide dans sa vidéo. Si le plan évoque forcément Kiarostami (Panahi n’aura d’ailleurs pas été si proche de son maître depuis Le ballon blanc) l’auteur lui donne une dimension nouvelle, vertigineuse, d’une part dans sa virtuosité circulaire et sa durée imposante (sept/huit minutes, probablement) et d’autre part en s’intégrant, lui, Jafar Panahi dans ce récit qui a pourtant d’emblée tout du mélodrame de fiction. Très vite en effet, on ne sait plus si le film relève du docu-fiction ou bien s’il tire sa fiction du réel ou l’inverse, c’est très déstabilisant. Ça l’est forcément davantage lorsque Panahi campe son propre rôle là-dedans. Et davantage encore puisque Behnaz Jafari, véritable actrice iranienne, joue aussi le sien de propre rôle. Voir cette adolescente demander de l’aide à cette actrice, qui elle-même demandera de l’aide à ce cinéaste, pour l’accompagner sur une terre montagneuse (près de la frontière turque) qu’il n’a pas droit de fouler – On sait que Panahi est interdit à la fois de sortir de l’Iran, mais aussi de travailler – en vue de la secourir d’un dictat familial qu’elle ne supporte plus, c’est probablement le plus beau « scénario » de ce cinéma (né dans la contrainte) qu’on peut nous offrir – Bravo à Cannes pour avoir récompenser Trois visages là-dessus. Toute l’ironie ludique du film repose sur une astuce : Panahi sait qu’il n’a plus le droit de filmer alors tant pis, il sera le personnage accompagnateur de cette histoire, il est disponible puisqu’il ne travaille plus. Le film s’en tiendrait à cette quête qu’il serait déjà passionnant, réjouissant. Mais il lui fallait un troisième visage. Panahi ne sera pas le troisième, non. On croit un temps que ce troisième visage sera celui de cette vieille femme, attendant patiemment la mort dans le trou qu’elle s’est concocté, avec sa lampe à huile pour faire fuir les visites nocturnes des renards – Comment ne pas penser au Gout de la cerise ? Il faudra l’entrée d’un troisième visage, dont on entendra beaucoup, mais qu’on ne verra pas : celui d’une actrice, retranchée dans sa cabane en haut d’une colline – Panahi offrira-là les plus beaux plans de son film (de son cinéma ?). Une actrice jadis reconnue mais désormais oubliée, qui n’a plus que ses toiles et son pinceau pour ne pas sombrer. Si son film s’embourbe un peu dans son dernier quart, accumulant les rencontres sans véritables liant les unes aux autres, au point d’étouffer la force discrète de ce voyage, Panahi fera rejoindre ces trois femmes, ces trois actrices (la déchue, la vedette, l’inconnue), le temps d’un instant, d’une danse, en ombres chinoises derrière une fenêtre perdue dans la nuit. Avec beaucoup de magie, de douceur et une mélancolie très élégante, distinguée, alors qu’il fustige le patriarcat iranien, parle de son enfermement et de l’enfermement en général. Rien que le problème de la langue, qu’on soit persans ou azéris, c’est une idée géniale. Superbe film, une fois de plus.
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