Mauvais sang.
6.0 Entrer dans Caniba, c’est comme entrer dans Leviathan. Simplement, le cannibale a remplacé le chalutier. On quitte un monstre pour un autre. Sauf que filmer un monstre d’acier puis un monstre humain, un bateau puis un visage, ce n’est pas vraiment la même chose. J’attendais beaucoup de ce glissement de la part de ces deux cinéastes passionnants, qui m’avaient offert l’un des voyages cinématographiques les plus sidérants qu’il m’ait été donné de voir. Le cadre aussi est différent puisqu’aux recoins chahutés du Leviathan, entre filets de pêche et bacs à poisson, répond un pur huis clos dans un appartement. D’autant que Caniba nous impose ce visage et souvent uniquement ce visage.
Pas toujours puisqu’il y a aussi celui de son frère, que les cinéastes ne s’attendaient pas à voir mais qu’ils ont finalement décidé de filmer autant que celui d’Isei Sagawa, capter leur relation d’hier et d’aujourd’hui. Pas toujours car le film va dévier à quelques reprises, faire un pas de côté salvateur lorsqu’il nous convie à voir des vidéos familiales en noir et blanc, filmée en super 8 ; troublant lors d’un extrait pornographique dans lequel joue Isei Sagawa jeune ; déstabilisant lorsqu’ils vont tous deux feuilleter le comic horrifique (et publié ! Hallucination totale) de Isei Sagawa, dessinant son crime ; carrément dérangeant quand on va observer son frère Jun se faire des scarifications quotidiennes.
Durant le débat, Véréna Paravel disait qu’elle se demandait qui avait bien pu filmer ces vidéos de famille notamment celles des vaccins chez les médecins. Qui filme ce genre de chose ? C’est vrai, c’est troublant. Et en même temps le parallèle est fort : Dans Léviathan et Caniba on se demande souvent qui filme ce que l’on voit. Qui filme, physiquement parlant ? Je crois que c’est ce qui me passionne le plus chez ce « couple » de cinéastes, ils ont inventé la caméra indépendante. C’est flagrant dans Léviathan avec ces GoPro disséminées partout sur le chalutier, ça l’est moins ici mais il y a un geste, une façon de filmer le(s) visage(s) qui semble si loin des standards documentaires, qu’on a le sentiment de voir le film en train de se faire, en permanence, par un voleur/glaneur d’images. Qu’il n’y ait jamais de questions posées aussi bien à Isei Sagawa qu’à son frère renforce évidemment cette impression. C’est comme si Jun filmait Isei et vice versa, en somme, c’est très étrange.
Contrairement à Leviathan qui se vit plus qu’il ne s’analyse, Caniba est donc plus intéressant à interpréter qu’à regarder. D’ailleurs, si le projet tenait à cœur à Véréna Paravel (qui dit avoir été très perturbé par ces évènements qui se sont produits alors qu’elle n’avait que dix ans) elle nous a avoué ne pas avoir eu de réjouissances à se coltiner ces entrevues et ces écoutes. C’est pareil pour nous. Le film gagne par la distance qu’il installe. Sa distance, c’est le gros plan et le flou. Impossible de montrer cela autrement nous a confié la réalisatrice, avouant par la même occasion que le gros plan n’était pas l’unique régime de plans utilisé pendant le tournage. C’est le visionnage des rushs qui l’a imposé. C’est un choix de montage. Et Leviathan, déjà, ce n’était pas autre chose.
0 commentaire à “Caniba – Verena Paravel & Lucien Castaing-Taylor – 2018”