Connexion distordue.
8.5 Le polar chez Friedkin est une science de l’absurde. Il n’est jamais fait d’affrontements communs, il n’y a rien ni personne vers quoi/qui ont peut vraiment se rattacher, pas de démarche héroïque loyale ni de soudains revirements humains, les personnages se croisent dans un désespoir ambiant mêlé et partagent un temps avant que ça ne disparaisse, avant que le lien finisse par se diluer dans le dédale absurde de l’existence. En ce sens, le titre original correspond davantage à la démarche voulue par le cinéaste. Vivre et mourir. C’est une boucle. Une place n’est jamais libre, on vous remplace toujours. Un flic meurt en début de film (par excès de zèle et fierté du bon coup solo avant la retraite) et il est remplacé par un autre, plus jeune. Il n’existe plus, il relève déjà du passé.
Il n’y a d’ailleurs aucune cérémonie funéraire dans le film de Friedkin comme s’il voulait accentuer cet effet de dissolution. Un autre flic meurt en fin de film et cette femme indic qu’il ne lâchait pas, sous peine de lui sucrer sa conditionnelle, se retrouve sous le joug d’un autre, le nouveau, le coéquipier. On monnaye des vies (l’idée de remplacer, d’échanger, inéluctablement) comme on monnaye des billets. Peu de sentiments bon marché ou bien ils sont éphémères. Pas non plus de place aux remords. Adieu les duos de flics habituels, ceux-ci ne semblent jamais attachés les uns aux autres – ça m’a un peu rappelé les voyous et les flics de Heat, ces personnages soudés mais sans attache, qui vivent en sachant qu’ils peuvent se séparer de tout la seconde suivante et notamment ce flic qui admet vivre parmi les morts qu’ils rencontrent, les voyous qu’il traque.
Après une entrée en matière qui laisse présager le contraire (ils piègent tous deux un terroriste) le film sépare aussitôt son duo, littéralement, par un saut à l’élastique (tout ne tient qu’à un fil) qui sonne comme une esquisse (d’abord anodine : Un pari réussi) puis très vite en tuant l’acolyte, froidement. Les personnages sont éternellement seuls, engloutis par la ville et quand ils se côtoient ce n’est jamais mieux que provisoire, comme une affaire qui succède à une autre, un voyou qui en remplace un autre. C’est un Los Angeles qui est sale. C’est comme si les palmiers du générique d’introduction avaient été calcinés. Comme si les rues, les routes, les métros (de French Connection) s’étaient transformés en terrain vague géant.
Si le film fit un four public et critique en son temps c’est probablement parce que tout est bâtard en lui – Un peu dans la continuité de ce que Friedkin avait offert avec Sorcerer. Il est à l’image des quatre personnages masculins centraux : Hart, Chance, Master, Vukovich. C’est comme si chacun d’eux fuyait sa condition de personnage de fiction, en permanence. Hart en mourant prématurément, refusant ainsi de jouer le rôle du good cop en duo avec Chance, puisque le début, dans sa mouvance 80’s très marquée et sous ses allures de Miami Vice (la série de Michael Mann) annonce clairement L’arme fatale, avec le traditionnel mantra de Roger Murtaugh « Too old for this shit » scandé ici une fois la mission inaugurale accomplie, comme dans l’une de ces feel good comédies policières qui verra bientôt son heure de gloire avec les aventures de John McClane. Friedkin dynamite la construction attendue : Jamais le buddy movie n’existera.
Master, lui, a en apparence tout du parfait méchant, dans sa façon sans scrupule de tuer, d’autant que les traits de Willem Dafoe s’y prêtent convenablement. Il est pourtant en décalage absolu avec l’idée qu’on se fait d’un méchant, on s’attache à lui, non pas qu’il soit hyper charismatique, mais on s’attache à sa mélancolie, sa folie, sa bizarrerie, sa figure artistique un brin grossière pourtant retranchée derrière une mécanique commune : Il semble être animé d’une même passion pour la création de ses toiles autant que pour celle de ses faux billets. Le tout rendu fascinant dans sa façon de se déplacer, de rire, de planer. Il y a quelque chose d’une figure publicitaire du méchant, produit Reaganien en puissance, mais une figure ratée qui ressemblerait presque parfois à Roy Batty, de Blade Runner. Il a cette poésie suicidaire, qu’on retrouve souvent dans le cinéma de Friedkin.
Il y a aussi Chance, qui lui semble uniquement motivé par son désir de vengeance. C’est drôle car c’est censé être le héros, celui qu’on voit plus que les autres, mais jamais nous ne verrons le bon flic esquissé dans la première scène ni vraiment la pourriture un peu vulgaire esquissée dans les scènes de lit partagées avec son indic. Et enfin il y a Vukovich. Lui c’est particulier puisqu’il arrive après, son entrée est décalée dans le récit. Et quand il prend une vraie place, il est l’éternel remplacent. D’une part de Hart. Bientôt de Chance. On conviendra que c’est une façon un peu étrange, pour ne pas dire complètement casse-gueule, de nous convier à un destin de personnages.
C’est la limite du film à mon sens et non un défaut. C’est que sa kyrielle de personnages me touche moins que ceux d’un Sorcerer. J’ai besoin de chialer quand ils crèvent, comme lorsque le camion de Cremer et Amidou part en fumée. J’ai besoin de ne cesser de penser à aux quand ils disparaissent du cadre comme lorsque Hackman et Scheider disparaissent dans le fond de l’entrepôt désaffecté sur un coup de feu mystérieux à jamais inexpliqué. Quand on quitte Police fédérale Los Angeles il y a cette rigidité qui domine, liée à la faible générosité romanesque des personnages pour leur condition de personnage. Ils sont comme déjà morts avant de l’être. Et ils sont interchangeables. Puisque Chance est devenu Vukovich et qu’en fin de compte on n’y voit que du feu.
Bon ça reste une tuerie absolue hein mais c’est le petit bémol qui fait que je ne le place pas au même niveau que Sorcerer ou French Connection. D’ailleurs ce n’était que la deuxième fois que je le voyais, ce n’est pas un hasard. Malgré tout, To live and die in L.A. reste un polar ahurissant, nerveux, poussiéreux dans la lignée de French Connection. Un truc que personne n’a réussi à faire sinon Friedkin, un truc qu’on pourra toujours (mal) imiter mais jamais égaler. Un truc qui s’en va de façon très bizarre. C’est à la fois terrible et anodin. Mais le film est toujours sur cette corde raide, partagé entre une violence sèche et une ambiance cool, à l’image de ce schéma initial convenu très vite dynamité par la construction, la mise en scène et les choix scénaristiques ; à l’image de cette bande sonore endiablée, ancrée 80′s qui offre un style un peu désuet au film sans lui enlever de sa force.
Même la fin, qui sur le papier n’est autre que la fin logique, prend un autre sens. C’est l’anti-glamour façon Friedkin. Le flic, assommé, devrait périr dans les flammes mais finit par liquider le faussaire en lui vidant son chargeur dessus. Un chargeur dans lequel il doit y avoir deux, trois balles tout au plus. On nous enlève même la jouissance finale de la destruction. Et surtout, la violence de la toute fin annihile cette fin adéquate, glauque, où l’on ne parle plus des morts, ils ont disparus, un autre relais se lance, relais éternel de manigances des vivants au détriment de ceux qui sont tombés. Tout est absurde. Tout est à l’image de cette course-poursuite incroyable aux trois-quarts (sommet du film et sommet du cinéma d’action tout court) où des flics poursuivent/sont poursuivis par des flics, sans le savoir.