Dans l’attente et la tourmente.
9.0 C’est très difficile pour moi de parler de ce film, qui m’a transpercé comme peu de films ont su le faire. En remuant tout un tas de choses en moi, doutes, peurs et certitudes, comme il est rare d’y être aussi frontalement confronté. Aussi parce que j’étais dans une phase d’hyper-sensibilité à cet instant-là. Il me faudrait le revoir, l’apprécier avec plus de recul. En seaux de larmes, en gros, pour donner une idée, c’est Kramer vs Kramer, de Robert Benton + Ressources humaines, de Laurent Cantet + A bout de course, de Sidney Lumet + Coco, de Pixar. En seaux de larmes mais pas seulement : je pense que ce sont des films cousins, des films où le rôle du père y est prépondérant, essentiel, des films qui racontent des moments charnières où les vies de famille sont grandement chamboulées, où les enfants, quelque soient leurs âges, prennent tout de plein fouet.
Bref, délicat de se lancer. Je tenais d’abord à dire que le mieux est d’en connaître le moins possible à son sujet. Je l’ai découvert ainsi, pour ma part et j’en suis ravi. Ravi notamment d’avoir été surpris de voir « disparaître » Laura. Ravi d’avoir cru, même un temps relativement bref, qu’elle serait le personnage central du film, visible s’entend, et non son étoile absente. En tout cas, c’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi, d’emblée, ça veut dire beaucoup : Nos batailles s’ouvre sur Oh baby, de LCD Soundsystem, mon « tube fétiche » de l’année dernière. Un morceau qui fait danser, aimer, pleurer : Le film livre déjà son leitmotiv à travers sa chanson d’ouverture.
Olivier travaille en tant que chef d’équipe dans une usine de commerce électronique dans laquelle il est activement impliqué en tant que syndicaliste. Deux événements, deux disparitions (plutôt deux façons de disparaître), l’une au travail, l’autre à la maison, vont ébranler son quotidien et mettre à mal son équilibre déjà bien précaire. Lorsqu’il doit annoncer son licenciement à un employé, il hésite puis se dérobe, témoin de sa fragilité : La direction s’en charge, l’homme se suicide. Dans la foulée (mettons le lendemain) Olivier est appelé d’urgence sur son lieu de travail pour aller chercher les enfants à l’école : Sa femme est partie, brutalement, sans une note. Le voilà qu’il doit composer avec les exigences de productivité d’un côté, les exigences affectives et quotidiennes de l’autre, et bien entendu avec ce départ incompréhensible ; Asphyxié par ses responsabilités, ses batailles.
Laura est partie, certes – et d’ailleurs nous ne la reverrons pas – mais le film lui laisse le temps de prendre de l’espace, d’exister brièvement dans son inquiétant mutisme – qu’elle soit devant le miroir de la salle de bain, avec ses mômes ou en tant que vendeuse dans une boutique de prêt-à-porter, on comprend qu’elle est au bout du rouleau – de façon à exister aussi pleinement lors de son absence. Robert Benton avait su insuffler ça aussi dans Kramer contre Kramer, auquel on pense énormément ici, aussi bien dans la douceur qu’on offre à un tel départ qu’ailleurs on aurait incriminé, que dans la charge mentale qui accule ce père de plus en plus paumé de chaque côté. Chez Benton, il y avait une autre femme qui déjà, venait à la rescousse, c’était une voisine qui venait aussi de traverser une délicate période conjugale. Dans Nos batailles, la providence c’est une petite sœur qui incarne le miroir déformant d’Olivier : Elle a apparemment choisi beaucoup plus de liberté que son frère, un métier en apparence plus passionnant (elle travaille d’ailleurs dans une troupe de théâtre) et elle n’a pas d’enfants. Pourtant, le temps d’une scène magnifique, le film éclate sa carapace, cette femme n’est pas qu’une bouée de sauvetage, elle existe aussi avec sa propre douleur. Il faut dire que Laetitia Dosch incarne le personnage de Betty à merveille, au moins autant que Jane Alexander incarnait Margaret dans Kramer contre Kramer.
Devant Keeper, je savais qu’un cinéaste était né. Je n’avais pas soupçonné à quel point. Avec ce que le genre impose, Guillaume Senez tente beaucoup et réussit à peu près tout. Il y a cette scène de caresse sur la jambe, par exemple, rituel prodigué par leur maman pour les rassurer avant de s’endormir, que les enfants tentent d’initier à leur tante. Avec toute la bonne volonté, il lui est évidemment impossible d’imiter le rythme et la manière. Ça pourrait être une scène un peu lourde, une métaphore grossière, mais ça devient un moment bouleversant, que Betty accompagne de son humour, Olivier de son retrait, les enfants de leurs sourires. Guillaume Senez parvient même à injecter plus tard une scène de « danse » qui se transforme en « étreinte » entre un frère et une sœur sur « Paradis banc » de Michel Bergé. Ça aussi ça devrait peser trois tonnes, pourtant non, c’est simple, discret et déchirant une fois de plus. C’est dire le talent de ce cinéaste.
C’est vertigineux de justesse et de sobriété. Il suffit de voir comment Laetitia Dosch entre dans le récit, de voir comment Lucie Debay en sort, d’apprécier la drôle de relation entre Olivier et Claire (Laure Callamy) qui sont collègues mais qui dans une autre vie auraient peut-être pu être davantage, de voir des enfants incroyables, de voir cet homme s’effondrer contre un mur, de voir des échanges avec une thérapeute, ce soutien d’une fille pour son frère, cette mère qui avoue à son fils qu’elle est resté mais qu’elle a aussi jadis eu envie de se barrer. C’est un film qui plonge dans une crise trop souvent occultée. Nos batailles rappelle aussi que Romain Duris est un comédien magnifique. Trop souvent cantonné dans des rôles plus ingrats où il se livre à de grossiers élans de cabotinage, on a pu récemment constaté qu’il cartonnait dans des rôles plus étonnants (Une nouvelle amie, d’Ozon) voire carrément décalés (Madame Hyde, de Bozon). Cette espèce d’état naturel mi ahuri mi colérique, il ne l’aura jamais aussi bien canalisé que sous la caméra de Guillaume Senez. Il faudrait d’ailleurs parler de sa méthode d’écriture des dialogues, tout simplement car ils ne sont pas écrit mais improvisés/concertés avec les comédiens sur le tas. Si la quête c’est le naturalisme, alors c’est tout à fait réussi. Et aussi bien chez Duris que chez Dosch ou Callamy : Pourtant trois façons bien différentes d’incarner le naturalisme cinématographique.
Bien que les deux films aient si peu en commun dans leur propos, Nos batailles reprend la logique instaurée avec Keeper, le déjà très beau premier film de Guillaume Senez. Comme dans le cinéma de Loach ou des Dardenne, c’est la dimension sociale et le drame familial qui dominent, que l’on se penche sur le quotidien d’ados en passe d’être parents ou sur celui d’un père tentant de joindre les bouts entre son boulot et ses deux enfants ; La tyrannie d’une direction sans états d’âme et l’énergie d’enfants qui ne comprennent simplement pas pourquoi ils doivent désormais tout faire avec papa ; Ou parfois Joëlle, leur mamie, puis Betty, leur tante. S’il y a bien une chose que le film réussit de façon surprenante c’est à ne jamais stigmatiser le départ de la mère, d’en faire un monstre égoïste et irréfléchi – Sentiments qui traversent évidemment Olivier, mais qui doit composer avec ceux de ses enfants. Laura, même absente, reste le cœur battant du film. Celle pour laquelle on continue de se battre, c’est tout le propos de ce final déchirant. Parlons-en de cette fin.
Je me suis d’ailleurs demandé comment le film allait finir sans tout casser. Et pourtant. Très franchement, je pense qu’il est très difficile d’offrir une fin plus lumineuse à un tel récit – Quelque part ça m’évoque celui de Deux jours, une nuit, des frères Dardenne. Ça relève du miracle. Et c’est justement parce que ça semble miraculeux que c’est magnifique. C’est l’espoir, c’est l’humain qui gagne. A cet instant, voilà des mois qu’Olivier attend le retour de Laura. On pense que le film jouera de l’ellipse soit pour nous faire comprendre qu’il l’a oublié, soit pour la faire revenir in-extrémis. Voilà un moment qu’il est convoité professionnellement par la direction pour une place aux ressources humaines, tandis qu’un poste à la direction des syndicats lui tend les bras sur Toulouse. Rester et se fourvoyer éthiquement ou partir et prendre le risque que Laura ne les retrouvera pas. Dilemme qui semble insoluble. C’est alors qu’Heaven, de The Blaze, devient carrément une hymne finale, terrassante, lorsqu’elle accompagne cet ultime plan d’un mur sur lequel un père et ses deux enfants ont écrit une adresse à Toulouse. Suivi d’un « On t’attend » ô combien déchirant.