L’ombre de Paris.
7.5 On craint d’abord que le film soit aussi pédant que ses deux personnages centraux, notamment dans sa façon de se moquer de l’étudiant qui vante le cinéma bis et de ceux qui lui font une cour gentiment superficielle. Mais le film va très vite au-delà de ces doux portraits d’artistes en germe. Ce qui est très beau c’est la complexité de chaque personnage, secondaire ou non, ce qu’il est par rapport à son entourage, son histoire, ses désirs, j’ai la sensation que Civeyrac leur offre beaucoup à projeter, hors champ ou non. Il me semble qu’aucun de ceux qu’on voit vraiment dans Mes provinciales (les trois étudiants, les deux colocataires, la petite amie d’enfance, le professeur) ne sont définis sur un seul trait de caractère, ils se révèlent toutes et tous chargés d’un passif et d’ambitions qui se déploient à mesure que le film s’offre et se disperse. La scène où l’on voit le fils du professeur, par exemple, en dit beaucoup sur ce dernier, sa mélancolie, sa résignation.
Et parfois ça se joue aussi à travers Etienne, le personnage central. Il y a cette scène quand il accepte de filer un coup de main à Jean-Noël, son ami, sur le tournage de son court métrage, dans laquelle il lui dit qu’il fait partie de ces types de l’ombre qui font l’histoire mais dont on ne retient pas le nom. Le regard de Jean-Noël à cet instant, quand il remballe son admiration, est terrible : il a vu l’autre face, sombre, de ce garçon qu’il aimait tant. Plus rien ne sera jamais plus pareil. C’est très beau de faire advenir ceci contre le personnage central, notre boussole, sans pour autant faire qu’on va s’en éloigner, mais en lui accolant une cruauté qui jusqu’ici nous était masquée. Il arrive sensiblement la même chose à Etienne lorsque plus tard il est déçu par Mathias. Il y a beaucoup d’impalpable dans le film de Civeyrac, mais on y trouve beaucoup de choses sur l’anéantissement de l’admiration qu’on porte à nos modèles, cette dose d’incompréhension, cette dose de déception permanente. Il me semble que Mes provinciales joue en permanence avec ce genre de subtilités d’écriture. C’est très beau.
Le film raconte très bien le décalage entre l’attente qu’on place en quelqu’un ou en ses rêves (en l’occurrence de faire du cinéma, de vivre à Paris) et la dure, parfois tragique réalité qui en découle. On a là un vrai film mélancolique, qui se ferme d’ailleurs sur une fenêtre ouverte, dont on ne saurait être certain qu’elle soit un hommage à Khoutsiev ou bien si comme dans Elle a passé tant d’heures sous les sunlights, si elle s’ouvre sur l’avenir ou sur un suicide. De Garrel il en beaucoup question ici, au moins autant que Truffaut ou Desplechin, c’est certain, puisqu’on croirait voir un croisement entre Les amants réguliers, La nuit américaine et Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle). Je me plaignais que les derniers Garrel manquent d’amplitude, ramassés qu’ils sont, Civeyrac ose lui embrasser la durée, le romanesque. Tout n’est certes pas parfait, mais ça fait plaisir de voir une telle foi sur un écran.
Il me manque cependant un gros truc pour en sortir dévasté, sans doute le truc qui lui ferait être différent des meilleurs Garrel. Mais son identité, le film la débusque dans son personnage, son acteur, révélation absolue pour moi : Andranic Manet / Etienne se situe quelque part entre Charles (de Le diable probablement, de Bresson, film cité ici parmi tant d’autres) et Jérémy, de Montparnasse, dans le troisième segment du film de Mikhaël Hers. Il a cet aspect colosse fragile et intellectuel influençable, cruel et docile, maladroit mais queutard, qui offre un personnage hyper original, aussi distant qu’il peut parfois être magnétique, beau à se damner autant qu’il peut être volontiers pathétique.
L’erreur aurait finalement été de placer le récit dans le passé, tant ce personnage semble rattacher à aujourd’hui et les problématiques qui l’entourent plutôt représentatives de celles d’aujourd’hui. C’est toute la beauté du film à mon sens car il respire l’autoportrait (mais Civeyrac a la cinquantaine) autant qu’il évoque notre présent. Le film est par ailleurs très sobre, il n’offre aucune date (hormis la voix d’un journaliste TV un moment donnée qui évoque la candidature de Macron : Marqueur temporel passe-partout dont on aurait largement pu se passer) sinon qu’on voit souvent les étudiants sur leurs smartphones, sur Skype ou tout simplement à mater des vieux classiques voire leurs propres films sur des écrans d’ordinateur.
Alors j’ai certes vu trop de Garrel et de Desplechin dans Mes provinciales, mais j’ai aussi eu la sensation que c’était le plus beau Garrel ou le plus beau Desplechin depuis un moment. Avec ce Paris nu, bruyant mais nu, saisi dans un gris de charbon somptueux. C’est un beau film mélancolique sur les rêves illusoires et les admirations déchues. Et puis un film français qui donne envie de découvrir La porte d’Ilitch, de Khoutsiev (cité une fois, ouvertement, puis une seconde fois de façon plus subtile, bouleversante dans la dernière séquence) c’est pas tous les jours qu’on en croise. Pas vu beaucoup de films de Civeyrac (Des filles en noir, Mon amie Victoria et celui-ci) mais c’est la première fois que je suis séduit. Et très séduit, même.