Choisir sa famille.
7.5 Kore-Eda étoffe à nouveau sa grande thématique de la famille recomposée par la force des évènements, en faisant ici une sorte de croisement assez improbable entre le cinéma d’Ozu et celui d’Ettore Scola. L’auteur ne martèle rien avant son cruel épilogue, le récit se déploie avec une grâce, une douceur assez bouleversante. On pense d’abord que les membres de cette famille sont reliés par des liens génétiques, dans leur apparente complicité. Mais on comprend bientôt qu’en fait, non, c’est la vie, la malice et la cruauté de la vie qui les a rapprochés. Que chez eux : On choisit sa famille. On le comprend par l’intermédiaire de Yuri, cette petit fille à l’abandon, que les Shibata vont recueillir. Le film pourrait s’en tenir à son simple, mais déjà passionnant récit d’apprentissage, pourtant il va s’élargir au quotidien de tous les membres qui composent cette petite cabane du bonheur, dans laquelle Kore-Eda filmera avec beaucoup d’amour sa poésie quotidienne, son chaos, ses rires, ses repas.
Osamu et Shota pratiquent le vol à l’étalage, c’est là-dessus que le film s’ouvre, dans un supermarché, de façon aussi douce et ludique, qu’elle est brillante d’un point de vue mise en scénique (une séquence sans parole) sans pour autant qu’on en oublie l’amertume liée à cette précarité. L’étrange complicité qu’ils affichent, notamment dans leurs déambulations qui marquent le retour au foyer après la réussite de leur vol, ne laisse de place aux doutes : Ils sont père et fils. Leurs menus larcins seront bientôt accompagnés d’une nouvelle recrue, la petite Yuri, qui prend vite le pli. Et ça ne fait vite aucun doute : C’est la fille d’Osamu et la sœur de Shota. Pour nous, en tout cas. Pour eux c’est plus compliqué et c’est un sujet aussi récurrent qu’épineux, c’est la grande idée du film à mes yeux que de confronter Shota, qui grandit, à la fois face à un questionnement sur son identité et face à cette jalousie nouvelle, comme celle d’un frère qui voit marcher une petite sœur sur ses plates-bandes.
Le film s’intéressera aussi à Aki, une adolescente, qui outre d’adorer les massages de la grand-mère, travaille dans un peep show. Le film est parfois plus sombre qu’il ne le laisse paraître. Et pourtant, de ce lieu glauque, il n’en fait pas un portrait dégueulasse pour autant, en laissant même surgir, l’espace d’une scène magnifique de tendresse, un embryon de relation avec un garçon venu pour ses charmes, qui en acceptant cette fois le canapé plutôt que de rester derrière la vitre, révèle un besoin d’affection et une tristesse absolue qui déchire le cœur de façon totalement inattendue. Et rappelle que la famille Shibata se construit aussi contre la violence et la méchanceté du monde. Quand Nabuyo et Osamu se demandent pourquoi, avec tout ce qu’elle a vécu, Yuri est si « bonne » tandis qu’eux sont si « mauvais » c’est tout un paradoxe qu’elle soulève, au cœur du récit tout entier : Oui Nabuyo et Osamu sont largement condamnables, surtout au regard de l’éclairage criminel final, mais on a surtout envie de retenir le doux portrait que Kore-Eda a dressé d’eux avant et l’harmonieux tableau familial dont ils étaient les dignes représentants.
Il y a aussi Hatsue, cette vieille dame, chez qui tout ce petit monde s’est installé. Ce petit appartement provient semble t’il d’un héritage, mais les services sociaux tentent de lui récupérer. Et il y a donc Nabuyo qui travaille dans une blanchisserie. Pendant une grande partie du film, elle est pour nous la femme d’Osamu et la mère d’Aki, ainsi que celle de Shota. Ça ne fait aucun doute non plus. Si l’on apprend que Shota fut plus ou moins trouvé comme fut trouvé Yuri, la relation entre Nabuyo et Osamu existe bel et bien : Et dans une séquence assez inédite dans le cinéma de Kore-Eda, ils vont faire l’amour, seuls dans la maison alors qu’il pleut averse dehors. Et c’est magnifique. Aussi bien de voir cette circulation du désir, la gêne d’Osamu, l’excitation de Nabuyo et toute la légèreté qui se dégage de ce moment, guetté lui aussi, pourtant, par la mélancolie avant le retour inopiné des enfants. Je me demande si ce n’est pas ce que j’ai vu de plus beau dans tout le cinéma de Kore-Eda, c’est dire.
Si j’ai un léger bémol à soumettre, il concernerait la fin du film, les vingt dernières minutes qui me paraissent un poil explicatives, mécaniques et beaucoup trop chargées du point de vue des rebondissements (même si hyper audacieuses, en y repensant, c’est paradoxal) au regard de ce qui précède, donc pour coller dans la continuité du récit et de l’ambiance mystérieuse du film. Il me semble que le film détruit de façon un peu lourde ce qu’il avait su construire de façon si méticuleuse : à l’image de ces deux séquences (le feu d’artifice et la plage) où le plan réunit volontairement cette drôle de famille, pour en faire un tableau un peu plus marginal et spontané que celui, plus stéréotypé, arboré sur l’affiche, constituent le point d’orgue déchirant du « vivre ensemble » déployé par le film mais aussi le point de convergence de la grande problématique du cinéma de Kore-Eda tout entier.
Et c’est d’autant plus touchant que cette famille bricolée entre en écho avec le portrait bricolé qu’en dresse Kore-Eda, qui ne cesse, film après film, de construire une galerie de personnages complexes et véritables remparts contre l’hypocrisie du monde. Bref c’est un film magnifique. Que je pourrais vite revoir, en fait. Qui fait son chemin dans mon esprit comme rarement ce fut le cas à ce point avec les films de Kore-Eda. Une affaire de famille constitue, avec Nobody knows, ce que j’ai vu de plus fort et abouti, lumineux et cruel de sa part à ce jour. Et le petit plus, c’est qu’il fait une superbe palme d’or, la plus belle depuis Kechiche, je pense.