Cleo de 70 à 71.
9.5 Qu’un film aussi beau que celui-ci n’ait pas eu l’honneur d’une sortie cinéma traditionnelle en France m’attriste. Mais bon, on ne va pas refaire le débat, au moins ce film existe, Netflix ou pas. Et c’est une merveille.
Il sera difficile aux anti-Cuaron d’aimer Roma. On retrouve son versant ultra virtuose et j’imagine que ceux que ça gêne déjà dans Children of men ou Gravity ne vont pas forcément passer un agréable moment ici. Il m’a fallu un peu de temps pour entrer dans le tourbillon Roma pour être honnête. Je voyais trop la forme. Et puis j’ai glissé dedans et ça ne m’a plus lâché. Aussi impressionné et terrassé que lorsque je voyage dans un Kubrick – Bien que ce ne soit pas du tout à lui que j’ai pensé en priorité devant Roma, mais plutôt en vrac à La complainte du sentier, Rocco et ses frères, Shara, La maison des bois, La règle du jeu, pour plein de petites raisons éparses, évidemment.
Alors qu’il avait ouvertement délaissé ses terres mexicaines depuis Y tu mama tambien (2001) pour d’abord tourner le troisième opus d’Harry Potter (Le prisonnier d’Askaban) puis les deux merveilleuses hollywooderies suscitées, voilà qu’Alfonso Cuarón y revient et jusque dans son quartier d’enfance (qui donne son titre au film) en tournant principalement dans les décors réels, soient le quartier où l’auteur a grandi et les campagnes alentours, en langue mixtèque, afin d’y dresser le portrait d’une famille aisée mais en ayant l’idée ô combien ingénieuse de déplacer le centre d’attraction vers la domestique, la sublime Cleo. Puisque le film est dédié à Libo, la servante de la famille Cuarón lorsqu’Alfonso était enfant, le film, aurait pu avoir quelque chose de plus intime, ramassé, où l’auteur aurait pu se cacher derrière son récit, et pourtant c’est un film d’une ambition incroyable dans la finesse de sa reconstitution et sa manière d’embraser le réel et la fiction.
On sait la fascination du cinéaste mexicain pour le plan-séquence et Roma n’y échappera pas. Mais c’est moins leur durée qui trouble dans un premier temps que leur structure puisque la plupart sont circulaires, géométriques, écrasants. C’est donc en utilisant divers mouvements de caméra – travelling latéraux, panoramiques – que Cuarón refuse l’aspect naturaliste de son film, mais choisit au contraire d’observer Cleo au sein de ses propres souvenirs, qu’il ne peut raconter fidèlement puisque ce sont des souvenirs d’enfants, des souvenirs lointains. Le film lui tient tellement à cœur qu’il est quasi à tous les postes : Réalisateur, scénariste, directeur de la photographie, monteur. Control freak qui peut agacer, évidemment, mais aussi toucher dès l’instant qu’il s’agit d’observer les souvenirs d’enfance d’un auteur. Netflix aura au moins permis cela : Offrir à Cuarón la possibilité de faire « le film de sa vie » et la possibilité que celui-ci soit vu par le plus grand nombre.
Comme à son habitude, l’auteur mexicain use de grandes scènes, dans un majestueux noir et blanc, à la profondeur de champ impressionnante, où les détails pullulent dans chaque plan, qu’il soit intérieur et relativement silencieux, ou qu’il saisisse l’agitation de la ville, ce qui en un sens m’évoque constamment la trilogie d’Apu de Satyajit Ray, que l’on soit dans cette cour ou aux alentours. Plusieurs séquences font d’ores et déjà partie des plus belles que j’aie pu voir jusqu’alors. Il y a ce long plan fixe dans un cinéma où Cleo et son petit copain vont voir La grande vadrouille. Ils sont cadrés dans un infime espace en bas de l’écran, nous n’entendons pas ce qu’ils se disent mais nous savons de quoi ils parlent. C’est superbe. Au contraire, plus loin, il y a ce plan-séquence mobile où l’on suit Cleo, enceinte, assistant aux émeutes, à travers les baies vitrées d’un grand magasin. Il y a aussi la scène de l’entrainement aux arts martiaux sur un terrain de foot, ou encore celle, terrible, de l’accouchement. Et bien entendu, il y a vers la fin, ce travelling latéral incroyable sur la plage, entre les vagues. Une somme d’instants virtuoses à se damner.
Et il y a cette scène devant un cinéma où l’on voit le père de famille sortir avec une autre femme. C’est furtif mais on le distingue bien. La scène est construite sur un long travelling latéral et alors qu’on la suit à travers les trottoirs bondés, Cleo se cache derrière une cabine téléphonique, on comprend qu’elle voit quelque chose qu’elle ne devrait pas voir. Alors le traveling se poursuit et l’efface donc du plan, pour venir capter la sortie du père, qui disparait dans la foule. En hors champ, on entend des amis du petit garçon – qui avait devancé Cleo – lui dire qu’ils ont vu son père, mais il nie sa présence. Puis Cleo le rejoint. On comprend qu’ils l’ont tous les deux vu, mais qu’ils n’en parleront plus. Et encore une fois, c’est le plan, le choix de ce type de plan à cet instant-là qui rend la scène marquante, différente de comment elle aurait été montrée ailleurs. C’est une scène qui vient en écho à celle de La Grande vadrouille. Le plan était fixe, il est ici mobile. Mais dans les deux cas, il y a beaucoup de subtilité dans le non-dit et le hors-champ. Et dans chaque cas il y a volonté d’inscrire le récit dans un terrain lié au cinéma – Cleo et le petit garçon filant voir Les naufragés de l’espace, de John Sturges – comme pour dire que les films sont plus harmonieux que la vie, disait Truffaut.
Et c’est toute l’ambition du film, je dirais, que de tenter, par la mise en scène de relier d’un même virtuose élan, intimité et universalité, microcosme et macrocosme, en offrant à plonger au cœur d’une famille de Mexico tout en faisant résonner ses petites histoires avec la Grande, ici le mouvement révolutionnaire étudiant de juin 1971 et le massacre de Corpus Christi. A faire résonner – un peu à la manière de Pialat dans son immense chronique en pleine Grande Guerre – l’espace clos d’une maison avec l’immensité ouverte du monde. Et pour que cette résonnance s’incarne il faut observer – Et écouter, bien entendu, puisqu’il s’agit beaucoup de son dans Roma. C’est un film qui demande sans cesse d’observer. Et ce dès son générique introductif : Dans le reflet d’une flaque d’eau savonneuse, au moment où le ciel s’invite quand celle-ci retrouve sa netteté, un avion le traverse, et ce que l’on entend c’est le lointain bruit de la ville mais aussi et surtout celui de l’eau et du balai. Si le plan effectue une culbute c’est pour donner à suivre Cleo, d’entrée de jeu, qu’on ne lâchera plus. Elle pourrait être un personnage relai, utilisé pour nous emmener au cœur de cette famille. Elle l’est, oui, mais surtout elle restera quoiqu’il arrive le centre, le point d’inertie.
Il y a plusieurs séquences qui en somme rejoignent le cinéma de Cuarón, en ce sens qu’il va s’armer de toutes les puissances du cinéma, comme c’était parfois le cas dans Gravity ou Les fils de l’homme – quand tout à coup, tu te rends compte, au deuxième, troisième visionnage que le type t’en mets plein les yeux, sans que ce soit placardé non plus, sans que ça ne t’est perturbé ton premier voyage – pour raconter une scène, une situation apparemment anodine, mais rendu fondamentale par son étirement et sa magnificence. En plus d’évoquer l’explosion de la navette Explorer dans Gravity ou la scène de guerre de l’immeuble assiégé dans Les fils de l’homme, la forêt qui s’embrase, ici, semble répondre aux tirs qu’elle subissait précédemment, au déluge de virilité mécanique qu’elle absorbait pour le recracher en flamme. Un peu à l’image de Cleo, dont le quotidien est de nettoyer le sol, la vaisselle, avant qu’elle ne perde les eaux puis plonge dans les vagues de l’océan pour renaître – un peu comme chez Naomi Kawase – de cette domination masculine. Dans les trois films de Cuarón (Et même Y tu mama tambien, d’ailleurs) qu’on pourrait relier dans une trilogie, il s’agit de faire un voyage jusqu’à la mer ou de renaître dans les eaux pour atteindre une terre providentielle.
Auparavant, il y avait une double scène pivot au tiers du film. Deux scènes imposantes au sein desquelles les deux femmes, la bourgeoise et sa bonne, la femme délaissée et la femme enceinte, nouent une sorte de lien d’expérience d’abandon et de solitude. Deux scènes qui ouvrent sur une suivante, où chacune dans son coin refoule un temps ses vérités, cernées par le jeu des enfants. C’est la société des hommes que l’on vise. L’oppression, la virilité, la lâcheté des hommes, symbolisées évidemment par Antonio et Fermín mais aussi plus globalement par les milices estudiantines et les jeunes garçons de la famille, sans cesse dans le combat. Pourtant, plusieurs garçons sont sauvés par Cuarón dans Roma : Il y a d’abord le jeune Pepe, qui voyage sans cesse dans ses vies antérieures « Quand j’étais vieux » répète-t-il souvent. Il y a aussi l’ami de Fermín, qui permet à Cleo de le retrouver. Et bien entendu, il y a Zovek, le professeur pacifique, « lévitant » sur un pied, sur le terrain de football. Ce qui rend le film beaucoup moins misanthrope que ce qu’il est en apparences.
Un peu à l’image des évènements de l’époque, le récit se met à dérailler, jusque dans son symbolisme qui s’alourdit – Une tasse qui se brise et dont on observe les morceaux dispersés sur le sol – et la multiplication de séquences qui déjà convoquent le drame : Une partie de tirs au pistolet entre les arbres (Impossible de ne pas penser au chef d’œuvre de Renoir), une dérangeante séduction, un incendie en forêt. C’est plus tôt que le virage opère. Le film transpire brutalement la mort, il nous prépare. Comme le faisaient déjà, jadis, Les fils de l’homme puis Gravity. En trois images, détachées dans le récit mais reliées entre elles pour ce qu’elles annoncent, Cuarón impose l’irruption de la mort. C’est d’abord un tremblement de terre dans un hôpital – Quand Cleo vient faire sa première visite de routine aux trois mois – qui s’achève sur ce plan hyper violent de couveuse recouverte de débris de parpaings. Au plan suivant, qui est n’est rien d’autre qu’un plan de transition ville/campagne, plusieurs immenses croix, comme rescapées de L’évangile selon Mathieu, ornent les bords d’une route et ouvrent sur un champ. Puis, lorsque nos personnages débarquent chez des amis, dans une hacienda, Cleo découvre la collection de chiens empaillés de la bonne. Il y a dans cet immense escalier qui relie le monde d’en-haut et celui d’en-bas quelque chose qui évoque aussi bien Le journal d’une femme de chambre, de Buñuel ou Le cuirassé Potemkine, d’Eisenstein. On sent que Cuarón embrasse une certaine histoire du cinéma. Une certaine politique au cinéma. Qui va plus loin qu’un simple clin d’œil comme il le faisait précédemment lorsque les personnages allaient voir au cinéma Les naufragés de l’espace (Là, il semble nous dire, très humblement, que tout Gravity est déjà chez John Sturges) ou dans le décalage opéré par la séquence de La grande vadrouille, qui apporte un contrepoint humoristique sur l’écran, à la terrible scène qui se joue deux rangs devant nos yeux.
Malgré l’omniprésence de la caméra, malgré des lourdeurs comme celle du chanteur lors du feu de forêt ou les débris de parpaing sur la couveuse, malgré les nombreux plans macros sur des cacas de chien, j’ai trouvé le film bouleversant. Il y a quelque chose de Visconti, de Rocco et ses frères dans la mesure où ce naturalisme affiché ne se refuse pas au grandiose, à des plans très élaborés, à une grandeur dans certaines séquences longues. L’image cristalline du film et l’écrin sonore participent à faire de Roma une véritable expérience. De cinéma. Et c’est là tout le triste paradoxe de cette affaire, puisqu’à ce film qui semble uniquement exister et mis en scène pour la salle, ne serait-ce que dans sa somptuosité sonore et sa photographie indomptable, on lui offre la possibilité d’être vu sur un écran de télé et ce dans le meilleur des cas. Difficile d’envisager de voir un Le Guépard ou Barry Lyndon sur une tablette, non ? Bah c’est exactement pareil pour Roma.
Bref, le choc, me concernant, n’est certes pas du même ordre que pour La La Land – lequel j’ai payé quatre tickets de cinéma pour le voir et le revoir, tandis que je n’ai revu qu’une seule fois le Cuarón que j’ai à disposition sur moi – néanmoins le comparatif s’impose dans la mesure où il m’aura fallu m’y confronter encore pour apprécier pleinement sa grandeur et accepter qu’il dialogue autant avec moi, en un sens, alors qu’à priori, ce n’est pas si évident, pas gagné d’avance : Sur le papier, un film comme First man (pour citer à nouveau Chazelle) et un film comme Gravity, ça me fait davantage rêver qu’une comédie musicale ou une chronique autobiographique. Et pourtant. Cette chronique, inspirée de l’enfance du cinéaste, prenant pour personnage central cette jeune femme, Cleodaria Gutierez (21, calle de Tepeji, Mexico : Histoire de citer encore, Akerman donc, et faire référence à l’un de mes films préférés) est l’un des plus beaux voyages auquel j’aie pu assister depuis longtemps.