Heat – Michael Mann – 1996

36. Heat - Michael Mann - 1996L’impétueuse cité des anges en sursis.

   10.0   Revu, au cinéma. J’ai beau le connaître par cœur, mais je ne sais pas, cette fois le film m’a terrassé. Sans doute parce que je ne l’avais pas vu depuis un moment et que j’ai eu tendance durant ces dix dernières années à lui préférer Miami Vice, que j’ai vu, revu à foison. Pourtant je connais chaque rebondissement, chaque dialogue, chaque strate du récit, ce qu’il renferme et ce sur quoi il s’ouvre, mais j’étais surpris de constater à quel point tout est hyper riche et limpide à la fois, sans être programmatique pour autant tant le film regorge de soubresauts et de surprises, et surtout combien chaque scène est un monument, de tension, de mélancolie, de violence. Il y a une telle puissance romanesque, des visages et des regards qu’il est impossible d’oublier : celui de Charlene (Ashley Judd, monumentale) lorsqu’elle choisit d’un simple geste quasi invisible de sauver Chris tout en le perdant, ainsi que ceux de Neil & Eady observant les lumières de la ville, se rêvant dans la parenthèse d’un futur idéal sur les îles Fidji, celui de Lauren hagard au bord d’une voie rapide, celui de Vincent à la fin, vidé, l’œil perdu dérivant dans la nuit noire sans étoiles. Et tant d’autres. Et si c’est évidemment un brillant face à face entre deux êtres miroirs, c’est aussi, comment toujours avec Mann, un grand film romantique, avec des couples écorchés, fragiles, brisés par leur solitude respective mais qu’une force abstraite tente de faire tenir. J’en suis sorti tremblant, ça faisait longtemps que ça m’avait pas fait ça.

     Ce qu’on ressent devant chaque séquence de Heat, c’est un peu ce qu’on ressentait devant chaque séquence de La horde sauvage, de Peckinpah ou devant l’immense Sorcerer, de Friedkin, l’impression que l’auteur donne son va-tout en permanence, qu’il joue sa vie pour que son film soit le plus écorché et mélancolique possible. Les « méchants » sont d’ailleurs introduits comme le faisait Friedkin, ils sont au premier abord antipathiques, car insérés dans le récit silencieusement, chacun de leurs côtés, Neil d’abord s’extirpant d’une gare, avant d’emprunter une ambulance ; Michael Cheritto au volant d’un poids lourd ; Chris se procurant un mystérieux paquet chez un menuisier ; Waingro, cool mais déjà flippant. Braqueurs qui sont un peu comme les hors-la-loi de chez Peckinpah, évoluant dans un western urbain, qu’un shérif viendra bientôt surveiller et pourchasser. Il y a quelque chose du Los Angeles de Friedkin, par ailleurs, dans celui de Mann. Notamment sous cet échangeur qui rappelle très furtivement le monde dressé dans To live and die in L.A. Pour autant le film s’en démarque assez vite. Sans doute a-t-il davantage à voir avec L.A. Takedown, le téléfilm déjà réalisé par Mann quelques années plus tôt, qui sera dit-on son prototype pour Heat. A l’occasion je m’y pencherai.

     La première séquence ouvre le film de la façon la plus honnête qui soit : C’est un casse dans la plus pure tradition du film de casse. Maîtrisé dans un film qui ne le sera pas moins. Sous un échangeur, sur une avenue déserte bordée par des concessionnaires automobiles, la bande de truands dont on a préalablement vu les visages lors de scènes complètement individuelles, sont désormais masqués et renversent le blindé convoité à l’aide d’un poids lourd afin de voler des bons au porteur. Tout se déroule à la perfection à l’exception de ce grain de sable qui enraye violemment la mécanique huilée. Il porte le nom de Waingro dans le récit. Il porte celui de Michael Mann du point de vue de la conception du film. La maîtrise n’est belle que si elle est enrayée semble-t-il dire : Collateral puis Miami Vice, quelques années plus tard, ce sera pareil. Et pourtant, Waingro sera relégué dans l’ombre assez vite et assez longtemps. Pour mieux ressurgir. Le temps pour Mann de s’intéresser pleinement à Neil, Vincent, Chris et (un peu moins) les autres.

    C’est pas moins de quatre couples visibles que le film prendra soin de suivre, brièvement parfois mais dont la fulgurance sera déchirante avec le garçon en voie de réinsertion qui acceptera finalement la porte de sortie que lui offre son pote de Folson plutôt que celle de ce cuistot dégueulasse ; avec une richesse bouleversante pour les autres. Visibles car il y a aussi ceux que l’on évoque, comme Michael, à qui Neil conseille de lui préférer sa vie de famille à ce dernier coup dangereux ou comme Trejo qui préfèrera qu’on abrège ses souffrances quand il apprend la mort de sa femme. On se souvient de cet indic se jetant sous les roues d’un camion au début de Miami Vice, quand il apprenait qu’on avait tué sa femme. On se souvient d’Alice se jetant dans le vide, quand Uncas venait d’être poignardé et jeté de la falaise par Magua dans Le dernier des mohicans. C’est une constante et ce n’est guère une surprise : Mann est un grand romantique.

     Neil McCauley ne cesse de répéter comme mantra qu’un gangster ne doit rien avoir qu’il ne peut quitter en trente secondes s’il voit les flics rappliquer. Cette règle qu’il s’impose et qu’il impose à ses complices, est celle d’un homme d’action sans attaches. Sauf qu’il ne fera qu’enfreindre sa règle, à la fois dans la confiance qu’il offre trop vite, trop facilement aux autres – à ce titre, le moment où il prend l’option de se séparer de Waingro et le perd dans le flottement d’une voiture de patrouille, est aussi incohérente qu’elle révèle sa vraie nature : Il n’est pas cette machine de guerre qu’il prétend/croit être – mais aussi dans son attachement aux autres. D’abord puisqu’il tombe amoureux, ensuite parce que lorsque ses hommes tombent, il est moins guidé par son désir d’évasion que par celui de la vengeance.

     Quant à Vincent il devient paradoxalement très lucide lorsqu’il donne raison à sa femme qui lui dit qu’il construit sa vie sur les cadavres qu’il croise « You don’t live with me, you live among the remains of dead people ». Quand plus tôt dans le film elle s’apprête à sortir le soir, sans lui (« Where are we going ? Sorry, where are you going ? ») il ne reste pas à se morfondre, ni à se complaire dans la colère la plus banale et animale, non, il va sortir aussi, suivre puis finalement rejoindre Neil McCauley pour partager un café et quelques paroles avec lui – La séquence d’anthologie que l’on connait tous. Il sort avec celui qu’il rêve de coffrer. C’est son rencard à lui. Il y a d’ailleurs quelque chose de très romantique dans cette scène, c’est quasiment un motif de screwball comedy : Deux êtres qu’apparemment tout oppose comprennent qu’ils sont les mêmes.

     On parle souvent, à raison, de cette somptueuse scène centrale de la rencontre Pacino / De Niro, de la rencontre entre Vincent et Neil, entre le flic et le truand, dans un simple café. Mais il faudrait revenir sur cette première fois où ils s’observent. Sur ces deux séquences, brillantes, au cours desquelles l’un observe l’autre. La première fois où Vincent observe Neil, c’est dans la pénombre, en pleine filature nocturne, tandis que ce dernier monte la garde devant un entrepôt que lui et ses habituels complices (Chris et Michael) tentent de braquer pour récupérer des métaux précieux. Vincent est spectateur, Neil est la star : Sa stature et son calme impressionnent, notamment cette manière de reculer dans l’ombre, ce qui en fait une figure animale magnifique mais paradoxalement très fragile puisque son champ d’action est limité. Lorsqu’il entend un bruit – Un membre de l’équipe d’intervention s’est assis bruyamment dans le camion – son regard se fixe. On le discerne à peine puisque l’image dans le camion révèle une silhouette pour le moins schématique, mais le visage qui se fige et le silence de mort qui s’ensuit permettent de tout comprendre. La mise en scène crée un vertige magnifique puisqu’on a la sensation qu’il voit Vincent, que leurs regards se croisent vraiment, pour la toute première fois. Il n’en est rien, évidemment, Neil a juste compris qu’ils étaient observés, mais comme ils ne volent rien, ils savent très bien qu’on ne les arrêtera pas. Néanmoins, il y a là un vrai « premier frisson de la rencontre » pour le spectateur.

     Et le miroir ne tardera pas à venir en écho. Rencardés par un indic, les flics filent sur les docks de L.A. où ils observent la bande à McCauley échanger, faire des gestes sur un éventuel prochain coup. Lorsque Vincent revient à cet endroit pour comprendre l’étendue de ce projet, il ne comprend pas, il trouve tout absurde, grossier, indigne de McCauley dont il est déjà persuadé du génie. « Qu’est-ce qu’ils regardent putain ? » Et là, l’éclair de génie : « Nous ». C’est eux que McCauley observe. Il les a fait venir pour les voir, savoir qui lui coure après. Neil est prostré en haut d’une grue avec une longue focale. Il y a chez Vincent une lucidité terrible au-delà du fait qu’il soit en train de se faire berner. C’est d’ailleurs de cela dont il est question : Il comprend vite qu’il s’est fait berner. C’est aussi pour ça qu’on adore les personnages de Heat, ils ne sont pas tombés de la dernière pluie. Et cette intelligence, cette extra lucidité fonctionne en double. Ils sont lucides parce qu’ils savent qu’ils peuvent finir par s’entretuer. Ils sont lucides parce qu’ils savent qu’ils ont une forte chance de ne pas se revoir. Ils sont lucides quant à ce que leur métier leur laisse de miettes dans leurs relations conjugales respectives. Et à ce petit jeu, c’est Vincent, le moins humain des deux, qui gagne, préférant laisser sa femme au chevet de sa fille (qui vient de tenter de mettre fin à ses jours) pour continuer à chasser sa proie, tandis que Neil agit de façon absurde à la fois parce qu’il est amoureux mais aussi désireux de se venger. Pour Neil, l’amour et la vengeance sont d’abord un luxe, mais il finira par tomber dans ce luxe et logiquement en mourir.

     Et donc il y a Waingro. Le parfait virus, puisqu’une fois qu’il aura échappé au règlement de compte qui devait l’envoyer au tapis avant de finir dans le coffre de McCauley, il va croiser la route de Van Zant. Mais il est aussi le mal en personne plus qu’un simple joujou de scénario : En plus d’entrer dans la vie de Neil, il faudra qu’il passe dans celle de Vincent, qui retrouvera, un soir, le corps d’une jeune prostituée que Waingro qui se rêve en faucheuse, a tabassé à mort avant de l’abandonner dans une piscine résidentielle. Si Waingro est peu à l’écran, il est loin d’être juste un élément dans le décor, il est probablement la vraie pierre angulaire du récit, puisque sans lui pas de bavure lors du cambriolage du blindé, sans lui pas de fiasco-fusillade lors du braquage de banque, sans lui pas de vengeance de Neil et donc pas d’affrontement Neil/Vincent. En somme, il conditionne chaque grand rebondissement de l’intrigue. Même si le film semble dire qu’avec ou sans lui, ces deux êtres miroirs devaient se rencontrer et s’affronter. Et c’est évidemment beaucoup ça, Heat : Un face-à-face entre deux hommes, coincés tous deux dans leur solitude et leur appétit d’action, mais retranchés dans deux dimensions parallèles. Deux hommes condamnés en soit.

     Il y a quelque chose de terrible dans ces scènes où Neil McCauley scrute l’horizon de son regard distant, qui relève à la fois d’un ennui latent et d’une incommensurable solitude. D’où la providence de sa rencontre avec Eady. Eady m’évoque beaucoup Cora, dans Le dernier des mohicans. Et ça va au-delà d’une similarité capillaire. Il y a dans sa relation à Neil de l’insondable qui rappelle celle entre Cora et Œil-de-faucon. Les grandes scènes / discussions (qui font déjà dévier Neil en un sens, lui qui est en apparence si mutique) qu’ils ont en commun (« In Fiji they have these iridescent algae that come out once a year in the water, it looks like L.A. at night. I’m going there some day » et « all I know is there’s no point in me going anywhere anymore if it’s going to be alone… without you. » sur les hauteurs de Los Angeles) rappellent celle de nuit dans la forêt ainsi que le final sur les falaises, les regards vers l’horizon, dans Le dernier des mohicans.

     Mais c’est une providence éphémère puisqu’elle le mène inéluctablement à sa chute. Son appartement est vide – Le bleu de l’océan et celui de la lumière dans laquelle baigne le film accentue cela – pas même meublé, ce que ne manquera pas de lui faire remarquer Chris. Rien ne l’extraie vraiment de sa cellule de prison sinon l’horizon bleuté qui lui rappelle qu’il peut tout quitter s’il le souhaite où s’il en est contraint. Une perspective de liberté plutôt accablante. « I’m alone, not lonely » dit-il à Eady. C’est somptueux. Mais qu’il contemple les lumières infinies d’un L.A. nocturne (qu’il compare aux algues phosphorescentes des plages des îles Fidji) ou un horizon océanique derrière une baie vitrée, Neil McCauley évolue dans un rêve indomptable, la quête d’un salut qui n’est plus qu’un mirage. C’est le bleu glacial qui domine tout le film. La nuit. Et pourtant, les grandes séquences d’action se déroulent de jour.

     Cette dimension glaciale est accentuée par l’importance des lieux de transit. Heat en est rempli. L’échangeur au début, l’aéroport à la fin. Mais aussi la gare ferroviaire, les docks. Mann est un romantique absolu, avec ses personnages bien entendu, mais aussi avec les lieux qu’ils traversent. Rien n’est plus beau que ces lignes qui s’entrecroisent et ces lignes qui s’entrechoquent. Rien n’est plus beau et terrible que ce final sous les projecteurs intermittents suivant les atterrissages des avions. C’est un film ample, dans les trajectoires de ses personnages autant que dans sa peinture d’une cité des anges fantomatique. Les deux grandes scènes d’action du film, deux braquages (Un fourgon, une banque) sont à la fois très douces (dans la mise en scène, jamais frénétique) et très violentes (dans la finalité). Dans le cinéma post Nouvel Hollywood, il y a le Los Angeles de Friedkin, celui de Lynch et celui de Mann, qui mise beaucoup sur l’état d’apesanteur qu’elle semble procurer.

     Je pensais le connaître par cœur, mais non, au cinéma c’est tout de même autre chose. Je m’étais fait la même remarque il y a dix ans lorsque pour la première fois je m’y confrontais, en salle et en version originale, à l’un de mes films préférés, de ceux avec lesquels j’ai grandi, de ceux qui ont forgés mon amour pour le cinéma : L’immersion dans Heat est décuplée sitôt déployée sur grand écran. Certes, on peut dire ça pour n’importe quel film mais je pense que le cinéma de Michael Mann et tout particulièrement Heat méritent d’être vécus dans une salle de cinéma. Ce film aura toujours une place à part dans mon cœur. Je l’ai tellement regardé que je ne faisais plus l’effort de le redécouvrir. Chaque plan, chaque séquence relève du génie. Quand on entend les premières boucles de “God Moving Over the Face of the Waters” le morceau de Moby qui ferme le film, qu’Al Pacino debout s’approche de Robert de Niro, vaincu, que ce dernier, mourant, lâche « Je t’avais dit que je replongerai pas » et qu’enfin ils se prennent la main, qu’on voit alors le visage de Vincent, plein cadre, au regard perdu dans la nuit noire, puis le corps de Neil qui s’affaisse, puis ce plan d’ensemble final, c’est dix mille émotions à la seconde, j’en tremble rien que de l’écrire.

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