Archives pour juin 2019

Zombi child – Bertrand Bonello – 2019

17. Zombi child - Bertrand Bonello - 2019Echos d’entre les morts.

   7.0   Qu’importe si certains de ses films sont bancals, déséquilibrés, parfois même un peu ratés, tant le cinéma de Bertrand Bonello est l’un des plus stimulants à l’heure actuelle. Devant Zombi child et ce malgré les références directes qu’il assume, ce qui frappe avant tout c’est cette impression de ne voir ça nulle part au sein de la production française, au sein du cinéma tout court. Il y a des toujours des tentatives, des fulgurances nouvelles chez lui, ça ne fait jamais cinéma de mode et quand bien même le maniérisme le guette de temps à autre, il y a toujours une surprise, une folie, un inconfort.

     Beaucoup ont cité Vaudou, de Tourneur pour les inspirations, de mon côté ça m’a davantage évoqué un croisement entre L’emprise des ténèbres et Virgin suicides, mais surtout, on retrouve Bonello partout, dans ce Zombi child. Celui du récit alterné, qui irriguait Nocturama, bien entendu. Celui de l’espace-temps détraqué qui offrait l’uppercut final de L’Apollonide. Celui d’un cinéma sensoriel, mystérieux, quasi transcendantal qui était le pari de son tortueux De la guerre. Et celui du groupe, évidemment présent dans chacun de ces films.

     Zombi child s’ouvre à Haiti, en 1962. Un homme est ensorcelé, il meurt, on l’enterre, puis on l’exhume, on le drogue afin de le faire travailler dans une plantation de canne à sucre. Il en réchappe et ère dans la forêt. Soudain, nous voilà débarqués dans un Paris, de nos jours, à l‘intérieur d’un internat catholique, qui fabrique des élites féminines dont on apprend bientôt qu’elles ont chacune un parent disposant de la légion d’honneur. Afin d’entrer dans une sororité, une adolescente haïtienne, orpheline depuis la tragédie sismique dix ans plus tôt, confie à ses futures amies un étrange secret de famille.

     Ce récit alterné-là, il fallait l’oser. D’autant que c’est moins le destin de Mélissa qui nous intéresse que les confessions et bientôt le chagrin d’amour de Fanny, zombie de notre siècle, qui offre en voix off ce qui s’apparente à des extraits de son journal intime. On est un peu troublé, un peu sceptique quant à voir la collision entre ces deux mondes, pourtant c’est exactement l’histoire de Zombi child, de ces deux mots contenus dans le titre. Mais c’est aussi le tremblement de terre de 2010 qui va côtoyer la tradition vaudou et la zombification d’esclaves au sein de plantations gouvernementales sous le régime de Duvalier.

     Visuellement le film est souvent étourdissant, parcouru d’éclats de génie. Qu’ils soient nocturnes, dans les champs de canne à sucre, entre ruines et cimetière ou à l’intérieur de ce pensionnat, dans ses jardins extérieurs ou ses caves un peu lugubres, il y a un amour de l’image, cet amour qui transpire dans chacun des films de Bonello et qui sait me cueillir émotionnellement très brutalement, notamment par un accompagnement musical et des idées formelles d’une séquence à l’autre. Ce dernier cru m’a impressionné autant qu’il m’a laissé sur le carreau. Il faudra que je le revoie.

Le jeune Ahmed – Luc & Jean-Pierre Dardenne – 2019

16. Le jeune Ahmed - Luc & Jean-Pierre Dardenne - 2019Le gamin au couteau.

   8.0   Au sortir du dernier cru des frères Dardenne – Cinéastes dont j’aime absolument tous les films, les huit réalisés entre La promesse et La fille inconnue – la première impression qui vient à l’esprit est la suivante : Difficile de faire plus légitime, plus indiscutable que ce prix de la mise en scène décerné cette année au festival de Cannes aux frangins belges pour Le jeune Ahmed. Dieu sait que la virtuosité absolue du Parasite, de Bong Joon Ho aurait aussi mérité ce prix-là, mais s’il fallait l’offrir à un film qui aurait peut-être moins mérité les autres récompenses, c’était bien pour celui-ci, tant Le jeune Ahmed brille entièrement par la seule puissance de sa mise en scène, épurée comme jamais.

     Le cinéma des frères Dardenne a rarement été à ce point un cinéma de gestes. C’est à un tel degré que les exigences de scénario s’en trouvent dynamitées : Il ne sera donc pas question de pourquoi ni de comment un enfant se radicalise. Quand le film s’ouvre Ahmed n’est pas entrainé pour mais il est déjà du côté du djihad. On comprend vite qu’il a deux modèles : Un cousin sacrifié et un imam endoctrineur. Son background intervient ci et là par fines couches. On apprend que sa prof l’a jadis extirpé d’un échec scolaire, on apprend aussi que son papa, qui n’est plus, n’était pas un islamiste radical. Si l’on ajoute l’alcoolisme de sa mère, qui par ailleurs ne porte pas le voile, ses copains qui serrent la main aux femmes, c’est une somme d’évènements qu’Ahmed vit comme des échecs et qui le pousse à se rapprocher d’Allah dans une complaisance pour le martyr. Traiter d’un sujet comme celui-ci, aujourd’hui, quand on (les Dardenne) pratique d’ordinaire un cinéma physique, sec et dénudé, quasi anti-théorique, franchement c’est aussi excitant que flippant.

     Et ce nouveau film est tellement puissant, intelligent, qu’il réussit tout ce qu’il tente, qu’il réussit à se situer dans la continuité d’une œuvre (Il me semble évident qu’il se pointe là, après Deux jours, une nuit puis La fille inconnue) tout en lui retrouvant ses premiers éclats plus sales, plus dépouillés qui faisaient la beauté rude de Rosetta, de L’enfant. Bref, une mise en scène qui n’a pas perdu de sa superbe, jamais, tant cette filmographie est d’une cohérence exemplaire. Et ce d’autant plus que Le jeune Ahmed est un vrai film d’aujourd’hui. Un film ramassé et puissant là-dessus justement puisque le scénario est aussi rachitique que les détails sont nombreux, les nuances multiples. Il n’y a pas de petits personnages autour d’Ahmed, tous existent et ne sont pas que des pantins au service d’un personnage plus fort. Ce n’est jamais un film exclusif et surtout pas contre les femmes, les quatre rôles féminins (la mère, la prof, la psy, la jeune fermière) ont toute une histoire à défendre et la possibilité ici ou là d’interférer dans les certitudes du garçon, cette petite bouille potelé, ornée de petite lunettes rondes, dans lequel le Mal vient subrepticement se loger.

     Il y a cette maman, dépassée, imparfaite, qui tente de combattre sa tentation de l’alcool, qui dit qu’elle aimerait voir son fils jouer aux jeux vidéo comme les autres, qui s’inquiète de ne plus voir de posters dans sa chambre. Il y a cette jeune fermière, au doux regard gorgé d’envie, de tendresse, qui ne portera de jugement sur les choix d’Ahmed uniquement quand ils condamnent leur possibilité de s’aimer et de consommer pleinement cet amour. Il y a cette professeure qui voudrait mieux faire que bien faire, vante l’harmonie du vivre-ensemble, la richesse du mélange des cultures et des religions et refuse de se plier aux endoctrineurs qui interprètent le Coran par la haine. Il y a cette psychologue, qui tente de percer la carapace du garçon, de faire s’exprimer le bien en lui, de faire naître le désir de se mettre un peu à la place des autres. Vraiment, ce sont quatre personnages magnifiques.

     Si l’on suit régulièrement le protocole répété d’Ahmed effectuant ses prières, ablutions comprises, il est aussi question de le suivre dans son quotidien, faisant ses devoirs, lisant ses versets, dissimulant un couteau d’abord, une brosse à dent ensuite, courant à travers bois. Lorsqu’il doit escalader le mur d’enceinte de son école puis grimper sur les toits afin d’atteindre une fenêtre ouverte, tout le processus est filmé en temps réel, ou presque. C’est la durée de la scène qui crée de l’urgence, de l’incarnation, de l’intensité, de la tension, chose qui fonctionne aussi merveilleusement lorsqu’Ahmed s’apprête à s’entretenir avec « sa victime » (comme elle est appelé dans le processus judiciaire) mais aussi dans des espaces de temps plus courts, à l’image de la scène de réunion prof/parents/élèves, plus calmes, à la ferme notamment, puisqu’on essaie de capter les éventuelles prémisses de sa rédemption. Et ce suspense-là fonctionne à bloc, justement parce qu’on ne voit pas vraiment comment le film va sortir son personnage de cette spirale.

     C’est un cinéma avec lequel je me sens en symbiose totale. Un cinéma que j’ai découvert deux ans après la sortie de L’enfant, quand Cinéart eut la bonne idée d’éditer un coffret regroupant leurs quatre premiers films, un truc sans bonus, aussi dégraissé que chacun de leurs films. C’est l’un des premiers coffrets DVD que j’ai acheté, en somme. Et je me souviens avoir pris quatre uppercuts comme jamais le cinéma n’était parvenu à m’en décocher. Dès lors, j’attendais chaque nouvelle sortie au moins autant qu’un nouveau Gus Van sant, un nouveau Laurent Cantet, un nouveau Hong Sang soo. La grande différence avec ces auteurs, c’est que je ne me suis, jusqu’à maintenant, jamais lassé du cinéma des Dardenne. Ils ne m’ont jamais déçu. J’aime certains films plus que d’autres, bien sûr, mais je les aime tous. Et Le jeune Ahmed n’y fera pas exception : C’est un film magnifique.

Hijacking (Kapringen) – Tobias Lindholm – 2013

23. Hijacking - Kapringen - Tobias Lindholm - 2013Des négociations et des hommes.

   7.5   Tobias Lindholm s’est un peu débarrassé des lourdeurs qui irriguaient son premier essai en tant que réalisateur (R, déjà avec Pilou Asbæk) même si déjà c’était un film qui impressionnait par sa maitrise justement car c’était moins un film de scénariste (Ce qu’il est à la base, pour ceux de Thomas Vinterberg ou la série Borgen) que celui d’un créateur d’ambiance et d’espace qui se cherche, propose des idées de mise en scène, tout en préservant l’âpreté générale de son dispositif. Il y avait du Hunger dans ce film, mais on sait ce qu’est devenu son auteur depuis, c’est un jeu dangereux.

     En plein océan indien, l’équipage d’un cargo danois est pris en otage par des pirates somaliens qui exigent bientôt une rançon de quinze millions de dollars. Parmi les sept hommes à bord, le récit s’intéresse principalement à Mikkel, cuisinier du navire, marié et père d’une petite fille. Les jours défilent et l’équipage, enfermé dans une cabine minuscule qu’ils utilisent pour dormir mais aussi pour faire leurs besoins, est de plus en plus affaibli et sans nouvelles de l’extérieur ni d’un éventuel échange entre leur compagnie maritime et leurs ravisseurs armés.

     On croit d’abord voir Capitaine Philips en moins bien tant Lindholm copie le filmage d’un Greengrass, caméra à l’épaule façon reportage en immersion dans un cargo piraté au large de Mumbai. Mais bientôt, voilà que le cinéaste danois ose insérer des séquences de négociations en pleine cellule de crise : Un bureau, un tableau blanc, un graphique en barres et des hommes en costume (PDG, actionnaires, avocat, conseillers etc…) qui tentent d’établir une connexion d’abord, trouver un accord ensuite avec ceux qui ont intercepté leur navire. On pense qu’il sera question d’une scène qui agit en contrepoint mais pas du tout : Le film ne cessera alors de naviguer entre ces deux lieux antinomiques.

     Le montage alterné est d’abord un peu lourdingue, il met du temps à se mettre en place, à trouver ses marques, à moins que ce soit nous, qui acceptons douloureusement cette donne inattendue. Et puis on passe souvent trop rapidement du bureau au bateau, du bateau au bureau. Mais à mesure Lindholm trouve un bel équilibre, en suivant principalement Mikkel, le cuisinier plongé en pleine prise d’otages et Peter, l’armateur qui entreprend de gérer lui-même les négociations. Surtout, il parvient à créer autant d’attente, de hors-champ que de tension, aussi bien d’un côté comme de l’autre. L’ellipse aussi a son importance, surtout il faut qu’elle se ressente et là-dessus il me semble que Lindholm parvient bien à retranscrire le temps qui s’écoule au sein du cargo et celui qui semble arrêté au le siège de la société.

     Deux huis clos se répondent. En effet, si l’on ne voit pas la mer dans l’un – à l’exception d’une sortie providentielle, exceptionnelle – on ne voit pas la ville dans l’autre. D’un côté ce sont des cabines de bateau, sales, sombres, exiguës. Les plans sont longs et mobiles, on y ressent la moiteur, on y sent presque la sueur, la pisse et la peur. De l’autre une pièce de bureau, monochrome, aseptisée. Les plans sont moyens, saccadés, on ne ressent pas grand-chose ici sinon un mélange d’eau de toilette.

     Le hors-champ est le vrai sujet du film. Que se passe-t-il dans cette cellule de crise ? Si nous assistons à chacune des tractations, ce n’est évidemment pas le cas de l’équipage ni de leurs familles, qui ne sont au courant de rien ou presque rien, étant donné qu’il n’y a pas de retranscription ni de couverture médiatique. Le hors-champ c’est aussi celui des pirates, que l’on ne voit jamais entre eux, contrairement au film de Paul Greengrass. Lindholm parvient à les humaniser – en les filmant avec l’équipage – sans les filmer, c’est très fort. Il restera camper sur sa position initiale : filmer Mikkel & Peter.

     Le film m’a aussi beaucoup impressionné par son interprétation. Tous sont exceptionnels. Pirates, personnel de l’équipage et membres de la compagnie maritime. Tous. Mais s’il fallait n’en retenir qu’un, on choisirait sans mal celui qui joue le cuisinier, Pilou Asbæk, cet acteur bien meilleur que lorsqu’il jouera plus tard Euron Greyjoy. En regardant Game of thrones, je me suis souvent demandé à qui il me faisait penser. J’ai trouvé devant Hijacking : C’est une fusion entre Michael Shannon (Take shelter) et Joshua Jackson (The affair). Et c’est tellement évident quand j’y repense. Il a une vraie gueule.

     Hijacking est une excellente surprise. Un film qui colle au réel, un film très physique, oppressant, qui parvient aussi à être très documenté, sans toutefois s’acharner à rétablir un fait réel. Le film s’intéresse moins à ses nœuds spectaculaires qu’à ses personnages. Ainsi le coup de feu se vit avec l’interlocuteur au téléphone. L’arrivée des pirates fondue dans une ellipse. Mais ce qui fascine tant, ce qui agace tant à mesure que l’on comprend que les enjeux dépassent le simple fait de porter secours à des hommes, c’est de voir la vie de sept personnes entièrement remise aux discussions de ceux qui manipulent des chiffres et se satisfont (ou pas) de telles ou telles négociations. Et même si le patron est un beau personnage, qui s’humanise énormément au fil de l’histoire, le film montre bien que le traumatisme final n’est pas le même pour tout le monde.

Psychokinesis (Yeomlyeok) – Yeon Sang-Ho – 2018

21. Psychokinesis - Yeomlyeok - Yeon Sang-Ho - 2018Vole pas bien haut.

   3.5   Après avoir donné un généreux coup de polish au cinéma de zombie dans Dernier train pour Busan, Yeong Sang-Ho s’attaque au film de super-héros. Projet ô combien exaltant, qui plus est dans la foulée de ma découverte curieusement enthousiasmante des films produits par le MCU. L’installation reste de bonne facture, intrigue autant qu’elle laisse circonspecte : Une jeune gérante d’un restaurant de poulet frit, abandonnée jadis par son père, voit sa maman mourir accidentellement lors d’émeutes provoquées par des manifestants appuyant violemment la volonté de fermeture de sa guinguette par une infâme entreprise immobilière (liée au gouvernement ? à la mafia ? Qu’importe) qui voudrait en faire un centre commercial. En parallèle, une météorite s’échoue et un homme – le père de la jeune femme – boit une eau de source contaminée et se voit dotés de pouvoirs psychokinésiques. C’est la mort qui les relie, mais c’est le soulèvement et les supers-pouvoirs qui vont les nouer difficilement d’abord, envers et contre-tout ensuite. Enième film familial, sur l’abandon et la quête de rédemption, Psychokinesis là-dessus ne se distingue en rien, sinon qu’il y a cette idée de super-héros anti-héros un peu insolite puisque c’est un papa paumé, qui veut seulement rétablir le lien avec sa fille. Mais ce n’est pas très bien exploité. Il faudra donc aller sur le terrain de l’action ? A peine davantage, malheureusement. Ici, contrairement au précédent film, le mariage des genres ne prend pas. Bien trop occupé à délivrer ses petits éclats visuels agrémentés d’une mécanique comique d’une lourdeur terrible – qui va même jusqu’à évoquer Hancock ou Deadpool – le film ennuie, s’enlise jusque dans un final absolument grotesque, en forme de petite réconciliation neuneu qui sort du chapeau. C’est sûr, j’attendrais beaucoup moins du prochain Yeong Sang-Ho, maintenant.

Historia del miedo – Benjamín Naishtat – 2014

19. Historia del miedo - Benjamín Naishtat - 2014Des bruits de Buenos Aires.

   2.5   Le plan d’ouverture est très fort. Il s’agit d’un quartier résidentiel vu d’un hélicoptère, durant lequel un speaker menace certains habitants d’expulsion. Le cadre est posé de façon singulière, le mystère est là, la violence sourde, c’est une belle promesse. Puis tout s’effrite vite, s’effondre. Il y a un vrai sens du cadre, mais pas de conteur. C’est un film amorphe, désincarné. Rien n’y circule. Ce n’est qu’un défilé de vignettes énigmatiques avec moins cette vocation de créer un tout et de faire éclore des correspondances que de jeter un récit éclaté parcouru de parcelles d’images choc, mais in fine plus chic (jolies, cadrées, composées) que choc. Un tableau très théorique : Un type se contorsionne mystérieusement dans la file d’attente d’un fast food ; Un homme débarque nu à une barrière de péage et grimpe sur le capot d’une voiture ; Une alarme se met en branle par erreur, une coupure de courant perturbe un repas. C’est un truc sur la folie des suburbs et la solitude du monde ? C’est tout ? Un court métrage suffisait peut-être, non ? Dans une atmosphère similaire, mieux vaut lui préférer le pays frontalier et (re)voir le superbe Des bruits de Recife, de Kleber Mendonça Filho.

Parasite (Gisaengchung) – Bong Joon Ho – 2019

04. Parasite - Gisaengchung - Bong Joon Ho - 2019Une affaire de monstres.

   8.5   Memories of murder, The host, Mother, Snowpiercer sont autant de réussites majeures qui feraient frémir n’importe quel cinéaste. Pourtant, Parasite est, j’annonce, le meilleur film de son auteur, qui est arrivé à un point de maturité et de confiance en son art absolument incontestable. J’en aurais bien repris du rab et je veux d’ores et déjà y retourner. Palme d’or méritée bien qu’il méritait aussi les autres prix : La mise en scène, aussi évidente que virtuose ; le scénario à tiroirs, malin, d’une richesse hallucinante ; les acteurs tous étincelants. Bref, c’est une grosse claque, une sorte de mélange entre le Elle, de Verhoeven, Une affaire de famille, de Kore-Eda, Us de Jordan Peele et La cérémonie, de Claude Chabrol.

     La séquence d’ouverture annonce la couleur. Une petite fenêtre donne sur un trottoir. Un traveling vertical fait chuter le plan : Il faut aller en-dessous le sol pour voir les personnages de cette histoire. Alors qu’ils sont en quête de wifi, pestent contre l’installation d’un mot de passe sur le réseau du voisin qu’ils pirataient jusqu’alors, la caméra de Bong Joon Ho glisse dans ce taudis d’une pièce à l’autre avec une aisance confondante : En quelques minutes, on voit chacun de nos quatre personnages et on discerne la topographie des lieux. Echoués dans cet entresol, confectionnant des boites à pizza pour une chaine de restauration, la petite famille se fait littéralement pisser dessus par les badauds bourrés et enfumer par les entreprises de désinfection.

     C’est l’opportunité d’une arnaque un peu folle qui va progressivement grandement améliorer leur quotidien. Après avoir obtenu la falsification d’un diplôme, voilà le fils de la famille, Ki-woo, recommandé par un vieil ami mieux loti que lui, pour le remplacer et donner des cours d’anglais à la fille d’une riche famille des hauteurs de Séoul, les Park. L’entrevue se passe bien. Et Ki-woo entrevoit alors une autre opportunité : Puisque Mme Park est persuadée que son fils est un dessinateur de génie, il va lui conseiller de prendre un professeur de dessin et lui recommande l’une de ses connaissances, une art-thérapeute très prisée. Et c’est ainsi que Ki-jung, sa sœur hérite d’un job. Et qu’en est-il de la domestique et du chauffeur ? Les Kim avancent leurs pions sans que les Park ne soupçonnent la supercherie, mais pour combien de temps ? Certains auraient fait un film ne serait-ce qu’avec cette quadruple fantastique idée. Bong Joon Ho se chauffe tout doucement, lui.

     Il y a un élément sur lequel je tenais à revenir un peu. Lorsque la domestique est violemment évincée de son quotidien, de façon particulièrement dégueulasse – une histoire d’allergie à la peau de pêche transformée en menace de tuberculose – le film est tellement dans une mécanique burlesque torride à renfort d’un savant découpage comme on en ferait dans un film de braquage, et de plans ralentis, très composés, qu’il me gêne un peu, dans sa façon de nous faire jubiler en écrasant cette femme que le récit n’a pas creusé par cette famille, certes cruelle et malveillante, mais à laquelle on s’est forcément attaché depuis le tout premier plan. Là j’ai pensé que Bong allait peut-être trop loin. Mais le grand twist effacera magistralement ces doutes. Ça et sa manière de combiner si bien le drame et la comédie noire, la lutte des classes et le thriller horrifique, de jouer des ruptures de tons, des rebondissements. On en a pour notre argent.

     Je ne voudrais pas en dire davantage, il vaut mieux le voir pour le croire. Ça fait plaisir de voir un film aussi fort, dense, drôle, féroce, qui surprend, angoisse, sidère en permanence, mais qui garde son cap malgré tout, sa ligne claire, ne s’abime jamais en chemin. Et s’étire quand il faut étirer : Toute la séquence nocturne c’est du jamais vu, parce que notre attention est partout, sous cette table, dans le jardin, sur ce canapé : Une scène de sexe, torride, insolite, durant laquelle les riches parlent de l’odeur des pauvres en surveillant leur gamin jouant à dormir comme les indiens dans son tipi érige le tout vers un sublime, aussi tendu que jubilatoire. Et Parasite a cette force qu’il les cumule, ces instants-là.

     Visuellement, c’est puissant. Il y a ce décor en escalier, notamment, qu’on distingue aussi bien dans le quartier sécurisé – et à l’intérieur même de la demeure – que dans les sous-sols des pauvres, ainsi que cette lumière si particulière en haut, en bas. Surtout Bong capitalise sur l’architecture de cette immense maison d’architecte qui vient en opposition au cagibi qui ouvrait le film : Alors que tout semblait bouché là-dedans, que les plans emprisonnaient les personnages entre les meubles et les cloisons dans de petits corridors minuscules, il y a de la place à foison ici, c’est lumineux, épuré, immense et tellement spacieux qu’on a l’impression qu’on pourrait découvrir des recoins tout le temps, ce que le film va évidemment s’amuser à faire.

     C’est un film immense, imprévisible, d’une beauté aussi terrifiante qu’elle est galvanisante – Cette manière de filmer les « trois grands lieux/étages du film » c’est magnifique, d’offrir des pistes ci et là (l’instabilité du garçon qui jadis a vu un fantôme) mais de les disséminer tellement bien qu’on les oublie ; Et cette transition à mi-parcours – la plus belle scène du film – juxtaposant retour au bercail, verticalité sociale et catastrophe naturelle ; Sans parler de ce twist incroyable dont il ne faut absolument rien dévoiler tant il s’avère d’une puissance inouïe. J’aime tout ce que j’ai vu de Bong Joon Ho mais là ça me semble absolument colossal, vraiment.

Us – Jordan Peele – 2019

us-156128Peele à l’heure.

   7.0   (Nouvelle parenthèse dans mon voyage/festival de Mouk – J’en profite pour avouer que je commence à trouver le jeu long : Je ne suis décidemment pas fait pour m’imposer ce type de défi : être obligé à voir des films bien précis et parler de chacun de ces films, surtout lorsqu’il y autant de déchet dans une sélection. Là j’ai plutôt envie d’écrire sur les derniers films vus au cinéma (Bonello & Dardenne, j’y viendrai, évidemment) voire m’étaler sur deux de mes films préférés revus il y a peu (Profession reporter, Terminator 2) voilà pourquoi je me permets ce nouveau petit écart, afin d’évoquer deux (très) beaux films sortis récemment, deux films très justement encensés. Deux films qui dialoguent un peu entre eux, par ailleurs.)

     Si l’ouverture de Get out rejouait grossièrement Carpenter, Peele soigne davantage celle de Us, singulière première séquence, délicieusement inquiétante. Une jeune fille trahit la vigilance de ses parents inattentifs et se perd dans une fête foraine de Santa Cruz, déambule sur la plage et entre dans une pièce de miroirs où elle fera la rencontre de son double, affublé d’un sourire maléfique. La somme d’inspirations que cette séquence semble receler – Et qui sera de mise durant tout le film – ne contamine jamais son impact. Qu’on ère aux côtés de cette jeune fille sur la plage ou dans cette lugubre pièce aux miroirs, Peele crée un vertige, la tension est palpable, bien plus que dans le simili-Halloween de l’ouverture ratée de son précédent film.

     Ensuite, le film retombe un peu, demande à suivre une autre famille au moment de leur départ en vacances. On reprend la voiture, mais on ne heurte pas de cerf, cette fois-ci. On ne rencontre pas de flics douteux non plus. On est trente ans après cette ouverture glaçante, c’est elle, la jeune fille désormais maman, qui emmène ses enfants à Santa Cruz. Le film prend son temps, rejoint la plage, de jour cette fois, la famille rejoint une autre famille, des gens sympas mais un peu plus aisés qu’eux : La satire sociale se met progressivement en place. Puis vient la nuit. Le film s’envole littéralement lorsque cette famille afro-américaine bourgeoise doit affronter ses doppelganger maléfique, animés d’une colère de refoulé, habités d’un râle guttural en guise de voix, extirpés d’un monde souterrain. C’est comme si les sosies de Dale Cooper prenait source dans un univers inversé. Comme si Twin Peaks, the return croisait la route de Stranger things.

     Un peu partout, le film convoque le spectre de nombreux films, on pense à Shining, à Funny games, à Scream. Les codes du home invasion et du slasher sont parfaitement intégrés, digérés, mélangés. La comédie s’invite dans l’horreur et vice-versa avec un brio assez déconcertant – La séquence pivot chez les amis, sous Good vibrations des Beach boys ou Fuck tha police de NWA, est un moment inattendu, de pure jubilation et de terreur, unique et dingue. Il faut voir la maestria de la réalisation à l’intérieur de cette villa et aux alentours de cette villa – les différentes poursuites, sur la route, sur le lac – et surtout aimer se perdre dans ce déluge de doubles qui s’affrontent. Us a aussi le mérite d’être un beau film pour ses acteurs puisqu’ils incarnent tous un double rôle. C’est une (longue) séquence à l’image du film, qui fait beaucoup rire, mais qui effraie tout autant.

     Puis vient le temps de la vengeance quand la famille parvient à affronter et tuer ses doubles. Peele utilise des ressorts burlesques insensés – Le zodiaque, magnifique – tout en laissant infuser un certain malaise. Cette victoire du bourgeois cruelle et sauvage, façon La dernière maison sur la gauche, aurait fait une fin parfaite, amère, troublante. Mais Peele a plus d’une corde à son arc – et une de trop cette fois – et ne va pas s’en contenter. Tant mieux, tant pis. Tant mieux car d’une part ce virage est une promesse pour les films à suivre : Difficile de savoir jusqu’où Peele nous emmènera ; d’autre part car s’il y a une astuce de scénario qu’on n’avait pas envisagée c’est bien celle-là et c’est assez grisant en un sens, de savoir qu’un film puisse tenter et bifurquer autant, qu’importe qu’il réussisse ou non. Tant pis car il se vautre dans un déluge explicatif sans intérêt sur sa toute fin en sortant une allégorie sur l’absurdité de la croyance en l’égalité des chances – effaçant tout ce qu’il préservait de mystères – et surtout, semble prendre le pouvoir sur l’humilité du genre, souhaite viser plus haut là où la série B féroce suffisait tant – Roméro ne s’en privait pas, lui : Day of the dead, c’était puissant à tous niveaux, par exemple.

El bar – Álex de la Iglesia – 2017

18. El bar - Álex de la Iglesia - 2017Balada furiosa.

   4.0   Sorti chez nous uniquement sur Netflix, magnifiquement traduit « Pris au piège » (rires) le dernier film d’Alex de la Iglesia joue la carte du huis clos : En plein centre-ville de Madrid, quelques personnes – qui ont plus ou moins l’habitude de s’y croiser, sans vraiment se connaître – sont coincées dans un café après que l’un d’eux se soit fait abattre, en sortant, par un tireur embusqué. Puis c’est le tour d’un autre, qui voulut lui porter secours. Entre temps le quartier s’est entièrement vidé. Il ne reste que le corps de ces deux types, gisant sur le trottoir, le crane transpercé. Jusqu’à ce qu’ils se volatilisent mystérieusement. A l’intérieur le climat s’alourdit, surtout lorsqu’un type sort des toilettes façon zombie, les yeux exorbités et s’effondre dans sa graisse. C’est Un air de famille qui rencontre Phone game, avec la dimension carnavalesque d’un Street trash. En gros.

     Durant le premier quart d’heure, l’idée de tout arrêter et de regarder autre chose traverse forcément l’esprit. Qu’il s’agisse du plan séquence d’ouverture dans la rue ou du découpage au hachoir dès que nos personnages sont dans le café, l’atmosphère est la même : Une hystérie collective, des personnages et de la réalisation, tout est grossier, tape à l’œil, insupportable. On est bien chez Alex de la Iglesia – en terrain connu, en terrain douloureux pour moi. Tout irrite, aussi bien la couleur, les plans, que les personnages eux-mêmes, dessinés sur un seul trait et sans aucune nuance : Le hipster, le clochard, le serveur, la bimbo, le businessman, tous exactement comme on les imaginerait dans un catalogue de stéréotypes.

     Il faut attendre que le groupe se coupe en deux, que ceux qui ont l’arme et qui n’ont pas touché le mort décident de mettre les autres en quarantaine dans la cave du bar pour qu’il offre un semblant d’intérêt, en choisissant de laisser le haut hors-champ, et que le récit se découvre un peu, au moyen d’un incendie et d’une évacuation d’égout, puis détruise à nouveau le groupe survivant avec la problématique des quatre antidote pour cinq. L’idée du groupe dans le groupe, de la quarantaine à l’intérieur de la quarantaine, c’est formidable. Mais tout reste à faire. Dommage que ça vire au délire grandguignolesque et assourdissant. Il y a une vraie fascination pour les tunnels de merde – On y plonge volontiers au point qu’il n’y a bientôt plus d’attribut social – mais on aimerait que de la Iglesia crée moins d’hystérie que du vertige et écrive un peu mieux sa kyrielle de personnages.

     L’idée qui pouvait divertir et dépasser le cadre de la pure série B à tendance survival horrifique, c’est la thématique du mensonge des médias, à laquelle nos personnages assistent en direct puisqu’ils ont accès aux images de la télévision, qui restent évasives, jusqu’à évoquer un incendie pour masquer le vrai problème. Le cœur du film se jouait peut-être là, mais la charge est trop lourde, trop bâclée. On aurait adoré que ce soit Un après-midi de chien qui croiserait, je sais pas moi, Le jour des morts-vivants. Le film y plonge dans l’horreur, ce trou qui égratigne les corps lors de leur passage vers les canaux de merde c’est notre porte d’entrée en enfer. On aimerait qu’il y ait un peu d’émotion, aussi. Je me souviens avoir souffert dans Balada triste, plus qu’ici encore, mais le film distribuait quelques éclats émotionnels assez forts. Là ça n’arrive jamais.

Les nuits blanches du facteur (Belye nochi pochtalona Alekseya Tryapitsyna) – Andrey Konchalovsky – 2015

15. Les nuits blanches du facteur - Belye nochi pochtalona Alekseya Tryapitsyna - Andrey Konchalovsky - 2015Panique au village.

   2.5   Ce titre dostoïvskien m’inspirait bien plus que le nom de son auteur, cinéaste impossible à identifier, lancé par Tarkovski avant de qu’il ne touche et dérive dans le cinéma hollywoodien, puis qu’il revienne sur ses terres natales. On comprend vite que le film ne sera en rien dostoïevskien. Qu’il sera aussi hybride que le parcours de son auteur. Difficile de comprendre, là aussi, ce que souhaite filmer Kontchalowski. Ce personnage solitaire, la communauté locale (campée par des non-professionnels puisqu’ils habitent tous réellement les lieux) ou ce petit bout de terre, de L’oblast d’Arkhangelsk, en bord du lac Kenozero, dont on ne peut accéder que par bateau ? Un peu des trois probablement, mais il rate les trois. A vouloir faire le « récit documentaire » du quotidien de ce facteur qui, lors de sa distribution du courrier, se mêle au quotidien des gens du village, qu’il accompagne d’une discussion, un souvenir, une confession durant le partage d’une cigarette, un petit déjeuner ou une simple promenade, le film se trahit en permanence d’un point de vue formel : Sa reconstitution de ces petites saynètes quotidiennes s’accompagne de plans ridiculement poseurs, placements de caméra improbables quand on navigue en intérieur, de grands angles beaucoup trop préparées quand on se situe dehors, d’autant que les couleurs sont saturées de fluo, c’est affreux. La courte focale est sans doute sensée créer un supplément de vertige documentaire mais tout est bien trop mécanique et désincarné pour que ça fonctionne. C’est la même chose pour les apparitions fantaisistes : Quand il n’y a rien à voir ou pas grand-chose, sur cette barque avec ce petit garçon pétrifié ou dans base de lancement spatiale, que le film garde son mystère entier, il tient éveillé ; en revanche, quand il est plus explicite, tout s’écroule, à l’image des hallucinations du chat gris sans intérêt, de la séquence du rêve/souvenir dans l’école (L’idée est belle, mais Kontchalowski fait sa comme un tâcheron) ou encore de ce plan qui voit s’envoler une fusée en arrière-plan, qui rappelle un peu les troublantes et superbes apparitions de vaisseaux spatiaux dans le Still life, de Jia Zhang-ke, mais qui revête ici qu’un écart de petit malin, une sorte de gadget aussi inutile que tout le film lui-même. D’ailleurs le film ne s’en tient pas à sa dimension semi documentaire et semi improvisée : lorsqu’on comprend qu’il balance un peu de fiction là-dedans avec une histoire de moteur volé et de départ d’une sœur vers la ville, on se dit que Kontchalowski n’a vraiment pas grand-chose à raconter.

Le bouton de nacre (El botón de nácar) – Patricio Guzmán – 2015

10. Le bouton de nacre - El botón de nácar - Patricio Guzmán - 2015Histoire d’eau.

   8.5   Véritable ovni de cinéma, aussi beau à pleurer pour ce qu’il témoigne de la nature, du temps et de l’histoire du Chili qu’il peut s’avérer déconcertant dans sa structure et sa volonté de relier de multiples possibilités de documentaires en un seul, Le bouton de nacre est un film d’une grande audace, qui parvient à faire cohabiter l’exclusivité et l’universalité, l’intime et le cosmos, un pays et le monde entier.

     Il s’agit surtout d’évoquer deux épisodes fondateurs du Chili d’aujourd’hui, deux bornes temporelles sur lesquelles Guzmán ne transige pas : Le massacre des amérindiens de Patagonie et la répression militaire engendrée par le coup d’Etat du 11 septembre 1973. Si la première est inédite dans son cinéma, la seconde est récurrente dans chacun de ses films, qu’elle soit centralement traitée dans La bataille du Chili ou partiellement évoquée dans Nostalgie de la lumière.

     C’est pourtant ailleurs que son film va s’ouvrir : Sur un bloc de quartz, des glaciers sonores et dans le désert d’Atacama, zone la plus sèche du monde mais équipée du plus grand télescope cosmologique, que Guzmán avait déjà scruté pleinement dans son précédent film. C’est l’eau qui relie tout cela, le manque d’eau mais aussi son abondance, entre sécheresse du désert et espace marin de l’archipel. C’est l’eau qui emporte un ami d’enfance de l’auteur, c’est sur l’eau que voyage Jemmy Button, déraciné de Patagonie en 1830 et emmené vers l’Angleterre, c’est l’eau que l’on trouve partout, composante essentielle de notre planète et de notre corps.

     C’est alors que Guzmán raconte la colonisation et le massacre de ces peuples de l’eau en donnant notamment la parole à trois des vingt survivants de ces cultures autochtones finalement moins chiliennes qu’amérindiennes. On en vient à l’histoire des Iles Dawson, utilisées comme camp de concentration par les missions salésiennes. Ces mêmes Iles qui servirent de lieu de détention pour les prisonniers politiques après le coup d’Etat d’Augusto Pinochet un siècle plus tard. Difficile de faire une passerelle aussi forte, franchement.  

     Curieusement la transition ne se fait pas en force, le cinéaste parvient à lui donner une continuité logique, en rappelant que Salvador Allende avait élaboré une tentative de réappropriation au Chili de ses origines indigènes oubliées. C’est aussi la puissance symbolique absolument bouleversante de l’apparition de ce bouton de nacre : Entré dans le récit par l’intermédiaire de Jemmy Button dont on dit qu’il était monté sur une embarcation contre l’échange d’un de ces petits boutons, ils reviennent au fond de l’océan fusionnés dans l’un de ces rails – désormais rongés par les eaux, habités par les coquillages – qu’on disposait sur les corps de prisonniers exécutés avant de les jeter à la mer par l’hélico.

     En somme, c’est un voyage géographique du Nord au Sud, d’un désert sec aux velléités futuristes et cosmiques au plus grand archipel de la planète abritant des fables et des histoires de civilisations indiennes communiant avec les puissances naturelles : Ils naviguaient aisément sur les eaux dangereuses du Cap Horn, ils étaient convaincus que les morts se transforment en étoiles. Mais c’est aussi l’extermination continue de cet espace marginal que Le bouton de nacre raconte, en reliant les indiens assassinés et les partisans d’Allende.

     Malgré la violence du (double) sujet, Guzmán traite cela avec une grande douceur, observe cet immense archipel qu’est la partie chilienne de la Terre de feu avec beaucoup de bienveillance et de fascination, plonge dans cette mémoire pluridimensionnelle avec une grâce poétique qui dépasse à la fois toute dimension pédagogique et tout discours de morale, à renfort d’interventions des derniers survivants de ce monde englouti mais aussi de photographies vieilles de plus d’un siècle, captant les derniers instants de leur vie collective.

     On se souviendra longtemps des images magnifiques offertes par les toutes premières minutes, magnifiées d’un impressionnant fond sonore (des craquements, des sifflements, des distorsions, bâtissant un troublant chant de l’eau) à te coller des frissons. Le film va certes un peu dans tous les sens, manque d’équilibre (une séquence s’impose trop sur une autre, brève qu’on aurait préféré voir s’étirer) et d’homogénéité, mais il construit des échos d’une telle force qu’il est délicat de lui en vouloir. De Patricio Guzmán, j’avais jadis vu Nostalgie de la lumière et j’étais un peu passé à côté. Il va de soi que je dois absolument revoir ça.

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silencio


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