Une affaire de monstres.
8.5 Memories of murder, The host, Mother, Snowpiercer sont autant de réussites majeures qui feraient frémir n’importe quel cinéaste. Pourtant, Parasite est, j’annonce, le meilleur film de son auteur, qui est arrivé à un point de maturité et de confiance en son art absolument incontestable. J’en aurais bien repris du rab et je veux d’ores et déjà y retourner. Palme d’or méritée bien qu’il méritait aussi les autres prix : La mise en scène, aussi évidente que virtuose ; le scénario à tiroirs, malin, d’une richesse hallucinante ; les acteurs tous étincelants. Bref, c’est une grosse claque, une sorte de mélange entre le Elle, de Verhoeven, Une affaire de famille, de Kore-Eda, Us de Jordan Peele et La cérémonie, de Claude Chabrol.
La séquence d’ouverture annonce la couleur. Une petite fenêtre donne sur un trottoir. Un traveling vertical fait chuter le plan : Il faut aller en-dessous le sol pour voir les personnages de cette histoire. Alors qu’ils sont en quête de wifi, pestent contre l’installation d’un mot de passe sur le réseau du voisin qu’ils pirataient jusqu’alors, la caméra de Bong Joon Ho glisse dans ce taudis d’une pièce à l’autre avec une aisance confondante : En quelques minutes, on voit chacun de nos quatre personnages et on discerne la topographie des lieux. Echoués dans cet entresol, confectionnant des boites à pizza pour une chaine de restauration, la petite famille se fait littéralement pisser dessus par les badauds bourrés et enfumer par les entreprises de désinfection.
C’est l’opportunité d’une arnaque un peu folle qui va progressivement grandement améliorer leur quotidien. Après avoir obtenu la falsification d’un diplôme, voilà le fils de la famille, Ki-woo, recommandé par un vieil ami mieux loti que lui, pour le remplacer et donner des cours d’anglais à la fille d’une riche famille des hauteurs de Séoul, les Park. L’entrevue se passe bien. Et Ki-woo entrevoit alors une autre opportunité : Puisque Mme Park est persuadée que son fils est un dessinateur de génie, il va lui conseiller de prendre un professeur de dessin et lui recommande l’une de ses connaissances, une art-thérapeute très prisée. Et c’est ainsi que Ki-jung, sa sœur hérite d’un job. Et qu’en est-il de la domestique et du chauffeur ? Les Kim avancent leurs pions sans que les Park ne soupçonnent la supercherie, mais pour combien de temps ? Certains auraient fait un film ne serait-ce qu’avec cette quadruple fantastique idée. Bong Joon Ho se chauffe tout doucement, lui.
Il y a un élément sur lequel je tenais à revenir un peu. Lorsque la domestique est violemment évincée de son quotidien, de façon particulièrement dégueulasse – une histoire d’allergie à la peau de pêche transformée en menace de tuberculose – le film est tellement dans une mécanique burlesque torride à renfort d’un savant découpage comme on en ferait dans un film de braquage, et de plans ralentis, très composés, qu’il me gêne un peu, dans sa façon de nous faire jubiler en écrasant cette femme que le récit n’a pas creusé par cette famille, certes cruelle et malveillante, mais à laquelle on s’est forcément attaché depuis le tout premier plan. Là j’ai pensé que Bong allait peut-être trop loin. Mais le grand twist effacera magistralement ces doutes. Ça et sa manière de combiner si bien le drame et la comédie noire, la lutte des classes et le thriller horrifique, de jouer des ruptures de tons, des rebondissements. On en a pour notre argent.
Je ne voudrais pas en dire davantage, il vaut mieux le voir pour le croire. Ça fait plaisir de voir un film aussi fort, dense, drôle, féroce, qui surprend, angoisse, sidère en permanence, mais qui garde son cap malgré tout, sa ligne claire, ne s’abime jamais en chemin. Et s’étire quand il faut étirer : Toute la séquence nocturne c’est du jamais vu, parce que notre attention est partout, sous cette table, dans le jardin, sur ce canapé : Une scène de sexe, torride, insolite, durant laquelle les riches parlent de l’odeur des pauvres en surveillant leur gamin jouant à dormir comme les indiens dans son tipi érige le tout vers un sublime, aussi tendu que jubilatoire. Et Parasite a cette force qu’il les cumule, ces instants-là.
Visuellement, c’est puissant. Il y a ce décor en escalier, notamment, qu’on distingue aussi bien dans le quartier sécurisé – et à l’intérieur même de la demeure – que dans les sous-sols des pauvres, ainsi que cette lumière si particulière en haut, en bas. Surtout Bong capitalise sur l’architecture de cette immense maison d’architecte qui vient en opposition au cagibi qui ouvrait le film : Alors que tout semblait bouché là-dedans, que les plans emprisonnaient les personnages entre les meubles et les cloisons dans de petits corridors minuscules, il y a de la place à foison ici, c’est lumineux, épuré, immense et tellement spacieux qu’on a l’impression qu’on pourrait découvrir des recoins tout le temps, ce que le film va évidemment s’amuser à faire.
C’est un film immense, imprévisible, d’une beauté aussi terrifiante qu’elle est galvanisante – Cette manière de filmer les « trois grands lieux/étages du film » c’est magnifique, d’offrir des pistes ci et là (l’instabilité du garçon qui jadis a vu un fantôme) mais de les disséminer tellement bien qu’on les oublie ; Et cette transition à mi-parcours – la plus belle scène du film – juxtaposant retour au bercail, verticalité sociale et catastrophe naturelle ; Sans parler de ce twist incroyable dont il ne faut absolument rien dévoiler tant il s’avère d’une puissance inouïe. J’aime tout ce que j’ai vu de Bong Joon Ho mais là ça me semble absolument colossal, vraiment.