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Archives pour 31 juillet, 2019

Profession : reporter (The passenger) – Michelangelo Antonioni – 1975

06. Profession reporter - The passenger - Michelangelo Antonioni - 1975La disparition.

   10.0   C’est un film sur la désillusion endémique. Qu’importe son identité, qu’il soit Locke ou Robertson, David, le personnage principal se retrouve coincé dans un monde qui à la fois se dérobe à lui et le rattrape, quel que soit les lieux qu’il traverse. La géographie elle-même est impalpable. Et la jeune femme dont il fait la rencontre symbolise cela à merveille. Il la croise d’abord à Londres lors de son discret retour où il découvre qu’on l’a déjà enterré. Puis il la retrouve à Barcelone dans le palais Güell, dessiné par Gaudi, qui forcément évoque, comme souvent dans le film, Vertigo d’Hitchcock, mais on pense aussi à La mort aux trousses, au Faux coupable, qu’importe, il y a la vertige de l’autre identité, l’enjeu de la culpabilité, la peur de la disparition. Cette fille sans nom est son ange de vie, mais aussi de mort. D’abord témoin passif, puis complice active, elle fuit, revient, repart puis réapparait à nouveau pour le voir mourir. Et c’est aussi cela Profession : reporter : la rencontre entre une femme sans nom et un homme qui porte celui d’un mort.

     Voici le résumé qu’en donnait Antonioni lui-même lors d’un entretien dans les années 80 : « C’est l’histoire d’un homme qui va en Afrique pour tourner un documentaire. Il se trouve devant l’opportunité de prendre la personnalité d’un autre et, pour des raisons qui lui ont provoqué une profonde frustration, il se jette dans cette aventure avec l’enthousiasme de celui qui croit aller à la rencontre d’une liberté inespérée. Mais… Le protagoniste sait que cet autre est un homme d’affaires, mais il ne sait pas de quel genre d’affaires il s’agit. Nous avons tous désiré, au moins une fois, changer d’identité. » Difficile de faire teaser plus séduisant et juste. S’il avait fallu séduire par une image, une seule, il fallait choisir la scène du téléphérique à Barcelone : David y déploie ses ailes, littéralement, prend son envol en tant qu’autre. Une scène qui fait écho à celle de la voiture, un peu plus tard, où, quand la jeune femme lui demande ce qu’il fuit, il lui répond de tourner le dos à la route, autrement dit de regarder derrière, de voir le paysage défiler en sens inverse, ou plus simplement d’accepter la surprise et de ne plus voir ce qui l’attend. La fuite du passé et de soi symbolisée dans un corps projeté en avant qui regarde en arrière. C’est un désir d’action d’abord exaltant, qui bientôt se révèle aussi dangereux que problématique : C’est l’histoire de l’aveugle qui recouvre la vue, mais ne la supporte pas, contée par Locke à l’inconnue providentielle, qui sera l’image la plus lucide par son désenchantement. Cette disparition agit comme contre-champ de celle de L’avventura, puisqu’il s’agit de nous convier à suivre celui qui disparait.

     David Locke, le passager (du titre américain), profite donc de la mort d’un presque inconnu, son voisin de chambre d’hôtel avec lequel il discuta jadis un soir – et dont il envia très probablement la vie, tout le contraire de la sienne – pour se saisir de son identité. L’instant où il se penche sur lui, pour vérifier si oui ou non il respire, instaure un effet miroir par leur troublante ressemblance physique et en ce sens fait office d’anticipation de sa propre mort, tout du moins Locke à cet instant précis ne bouge plus, comme tétanisé ou statufié, car il semble l’entrevoir – Il ira jusqu’à respecter le planning de cet hôte, parce qu’il y a l’excitation du contraire : Robertson est un homme d’action quand Locke rapporte des faits. C’est un rôle actif qui le séduit. Un désir de fiction, probablement. De contre-emploi. La mise en abyme est partout : « L’objectivité est l’un des thèmes du film » disait Antonioni. « Il y a deux documentaires dans le film, le documentaire de Locke sur l’Afrique et le mien sur lui ». Cela m’évoque L’empire de la perfection, de Julien Faraut, qui avait l’audace de faire une fiction sur un documentaire sur un joueur de tennis. Mais on peut aussi se dire que c’est d’Antonioni lui-même dont il s’agit, lui qui sort de tournage de son film documentaire, La chine.

     C’est en s’extirpant de l’Italie et en tournant dans des déserts qu’Antonioni, à mon sens, trouve ses meilleures inspirations, avec Blow Up (Désert moins évident, mais c’est un Londres déserté) et Zabriskie point, d’abord, puis Profession reporter, ensuite. Chaque fois c’est une réflexion sur le vide, créatif, consumériste ou identitaire, un pur état de schizophrénie latent qui gangrène tout. Ici c’est un exil improvisé, aussi peu maitrisé que l’étaient les voyages des deux étudiants dans la vallée de la mort ou l’enquête sur le crime dans le parc londonien, dans lequel un homme en devient un autre et se perd. La liberté promise par ce brutal changement d’identité devient sa prison. Mais dans leur choix d’exil, les personnages s’évaporent, dans le cinéma d’Antonioni. Thomas, dans Blow up est l’exemple le plus parlant. A moins qu’il ne s’agisse du couple de L’éclipse littéralement dissout dans le paysage et la suite de plans déserts à la toute fin. David Locke semble lui s’évaporer progressivement, au détour d’un plan, d’une page de son passé – la finesse du flashback ici, qui n’utilise aucune coupe franche ni rationnelle ce qui le place dans une continuité déconcertante – d’un rendez-vous manqué, d’une séquence dont il est l’élément central mais hors-champ, d’une rencontre balbutiante, jusqu’à s’évaporer au sein même du plan, dans un travelling qui le rejette.

     Si à mes yeux c’est le plus beau film d’Antonioni, c’est probablement parce qu’il est son plus romantique et le plus cruel. Locke se libère de ses chaines, son métier autant que son mariage, pour plonger dans un autre monde, un monde de libertés croit-il, qui va se refermer sur lui pour l’enchainer à nouveau, autrement, le dévorer jusqu’à le tuer. L’idée que Locke meurt hors-champ, sur un lit d’hôtel, le relie encore davantage à Robertson qu’on retrouvait mort, lui aussi sur le lit d’une chambre d’hôtel. Le dernier plan sera un plan de crépuscule. Ce plan invite à repenser la disposition spatiale de celui qui clôt L’avventura. Qu’il s’agisse d’un imposant mur de béton ou de la façade de l’hôtel de la Gloria, le côté droit du cadre contient la mort. A gauche, le mont Etna est remplacé par la rue. Bien qu’il soit trouble, obstrué par la brume ou par le choix de l’angle, le point de fuite est sans équivoque. Mais le choix du plan, ici, fixe après un panoramique déconcertant (le voiture que l’on croit suivre fait demi-tour et échappe donc au déplacement de l’objectif) offre un trouble aussi puissant et invisible que le traveling avant du plan précédent, retient le regard, nous invite à rester avec la mort, au chevet du personnage plutôt que de nous convier vers le soleil couchant. Il ne reste plus que la nuit après le départ de notre personnage qu’on aura toujours suivi de jour. C’est si simple, et pourtant. C’est un film qui continue de m’échapper énormément. Et ça me plait beaucoup. Ça ne me plait pas toujours cet état, parfois trop inconfortable, ce détachement troublant, mais chez Antonioni, et tout particulièrement dans ce film-ci, oui, complètement. J’aime cette troublante sensation de le redécouvrir à chaque fois.

La mafia fait la loi (Il giorno della civetta) – Damiano Damiani – 1969

vlcsnap-2019-07-24-12h05m43s236Du silence et des ombres.

   7.0   C’est dans le virage d’une route de campagne sicilienne, que le film s’ouvre. C’est quasi un décor et une situation de western. Un lieu fort, bercé par le champ des cigales. En bord de chaussée, une présence se cache entre les arbres et les champs de chicorée, un fusil de chasse à la main. Pas de cheval à l’horizon de cette route sinueuse, sinon un camion transportant des sacs de ciment. Deux coups de feu sont tirés, le véhicule s’arrête dans la montée puis recule, agonise en dansant, avant de s’emboutir dans le talus. On voit un homme en tomber, blessé, il réussit à courir jusqu’au pont faisant la liaison entre la route montante et celle descendante, puis appelle à l’aide avant d’être abattu de deux coups de feu supplémentaires. Aux alentours, rien ou presque : Y a-t-il des yeux dans la vieille ferme en pierres, érigée sur la colline rocailleuse qui surplombe ce virage de la mort ? Il y a dans cette ouverture tout, sur un mode silencieux, de ce que sera La mafia fait la loi : Une science du cadre, un superbe sens de l’espace, une violence tranchante, le tout accompagné d’une lumière et d’une empreinte musicale déjà moins brutale, plus hétéroclite.

     L’enquête de police se porte vite sur cette maison et donc vers l’interrogatoire de la femme qui l’habite, puisque son mari a disparu depuis cette nuit-là – Elle dira aux policiers qu’il est parti avant l’aube, de façon à ne pas porter sur lui les soupçons de meurtrier. La détermination et la lucidité du nouveau capitaine des carabiniers lui permettent de comprendre que l’homme assassiné, Colasberna, était gérant d’une entreprise de construction qui avait refusé de confier son chantier à une entreprise concurrente, protégée par la mafia, ce qui oriente ses recherches vers des zones mafieuses diriger par un ponte local, secondé par ses sbires, qui semblent régner sur la ville depuis la nuit du temps, comme en témoigne leur silence (par peur des représailles), mais aussi le respect et le dévouement – et l’indifférence face aux cadavres qu’il égrène, à l’image de celui laissé sur le bas-côté au début du film – que porte chacun des habitants pour Don Damiano, lors de chacune de ses apparitions. Un autre capitaine fermerait probablement les yeux sur ces affaires louches – Et c’était sans doute le cas avec le précédent – mais pas le capitaine Bellodi, incarné sobrement par un Franco Nero méconnaissable depuis qu’il est sorti du Django, de Sergio Corbucci.

     Il ne s’agit plus d’homme à abattre – ils sont pour ainsi dire déjà morts – mais de salir la réputation de la femme du témoin gênant. Puisque son mari est porté disparu, l’idée est de maquiller ce règlement de compte en crime passionnel, en lui mettant sur le dos le crime et la fuite, tout en faisant endosser à Colasberna, la victime, le rôle de l’amant exécuté. Claudia Cardinale au sommet de son art et de sa beauté, avant de jouer Angélica dans l’opéra génial de Sergio Léone, Il était une fois dans l’Ouest, incarne Rosa Nicolosi, femme dans un monde d’hommes, là aussi, ballotée entre les carabiniers et la mafia, son envie de s’en remettre à l’intégrité du capitaine qui semble le seul à pouvoir faire éclater la vérité sur la disparition de son mari, et sa soumission envers le parrain qui impose la loi du silence. L’autre gueule du film, puisqu’il en faut une belle pour affronter Franco Nero et manipuler Claudia Cardinale, ce sera Lee J. Cobb, qui incarne donc Don Damiano, et que l’on connait notamment pour avoir été l’un des jurés du premier chef d’œuvre de Sidney Lumet, Douze hommes en colère. Le casting est donc parfait. D’autant que Serge Reggiani s’y greffe en incarnant un petit indicateur sur la sellette. Et les seconds rôles, mafieux pour la plupart, ne sont pas en reste.

     Le titre du film italien n’a évidemment rien à voir avec celui choisi pour son exploitation française. Il giorno della civetta, autrement dit Le jour de la chouette convoque une atmosphère plus énigmatique, doublé d’une évocation avant l’heure aux gialli de la trilogie animale de Dario Argento. Ce titre italien est surtout celui du roman de Leonardo Sciascia dont il est l’adaptation. Il s’agit par ailleurs de la première incursion de Damiano Damiani dans le genre de la mafia Sicilienne, avant d’en reprendre notamment les codes plus tard dans Seule contre la mafia (1970) qui révéla Ornella Muti, mais encore avec Confession d’un commissaire de police au procureur de la République (1971), Perché si uccide un magistrato (1974) ainsi qu’avec la première saison de La priovra, mini-série des années 80. La réalisation de Damiani est hybride, très précise dans ce qu’elle documente du milieu mafieux, très douce dans sa façon de saisir la vie sur cette place du village, et du même coup relativement sobre dans ses mouvements de caméra. Mais parfois elle se déchaine, se nourri de fiction, d’extravagance, jusque dans les jeux des comédiens parfois exubérants, parfois recroquevillés, et use du gros plan sur des visages monstrueux pour saisir la dimension grotesque des sbires de Don Damiano ou bien s’enferme dans le commissariat pour assister aux nombreux interrogatoires – tout en petites manipulations et mensonges de protection – officiés par le capitaine.

     Il faut un peu de temps pour apprécier pleinement la grande idée qui parcourt le film visant à saisir l’affrontement passif, un face-à-face tout en jeux de dupes, entre le chef de la mafia locale et le nouveau capitaine : En effet, dans ce village de Sicile, les fenêtres du commissariat donnent sur la terrasse du parrain, sorte de petit balcon de la terreur. Et chacun s’observe à la jumelle. Il y a des fenêtres, des embrasures et des portes partout dans La mafia fait la loi. Et quand l’un rêve de détruire à la loyal cette organisation criminelle tentaculaire, l’autre le toise d’une étrange admiration. Et devant ce jeu de regards se dresse la place d’un village de la province de Palerme, sorte de petit théâtre antique qui vit sans jamais vraiment exister sinon dans le sillage de ces deux maîtres d’œuvre, qui préfèrent ce combat à la régulière aux petits coups-bas orchestrés par ceux qui gravitent autour d’eux. La séquence de l’attentat évité restera l’un des sommets du film d’autant qu’elle ouvre le credo entonné par le parrain, qui considère qu’il y a non pas des flics et des voyous, mais des hommes et des « cancaneurs », et que selon lui, le capitaine Bellodi fait partie de la première catégorie. Avec La mafia fait la loi, précurseur du « mafia movie », Damiani joue davantage le rôle de cinéaste militant en ce sens qu’il observe la mafia avec un œil de cinéma en tant qu’instrument social, dans la mesure où ce qui l’intéresse, outre cet affrontement, c’est le monde que cette mafia régie. Et si ses personnages sont écrasés par ce pouvoir, ils ne sont au contraire jamais rabaissés par la caméra du cinéaste, qui fait de Rosa l’incarnation de cette rébellion. C’est une femme de tête à l’image de sa grande maison, qui semble s’ériger seule contre le monde : Cette maison qui se cache mais qui voit tout.

     En laissant le meurtrier dans l’ombre, le film nous fait croire qu’il jouera au petit jeu des devinettes, du traditionnel whodunit, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’épier les hommes de main qui gravitent autour du parrain local. Dispositif qui se révèle rapidement être un leurre, une fausse piste pour qu’on ressente le poids du crime au travers de cette société repliée sur elle-même et toute entière gangrénée par le pouvoir de la Cosa nostra, la complexité de ce monde retranché derrière l’omerta. D’ailleurs, si le film s’ouvre sur une exécution sur une route isolée, il se ferme sur la découverte d’un cadavre sur le point d’être englouti sous la construction d’une route. Puis s’en va sur une note légère – La satisfaction des petits mafieux de voir que le nouveau capitaine semble bien moins gênant que le précédent se heurte aux regrets de Don Damiano de ne plus voir un homme de valeur se dresser contre lui – autant qu’elle est cruelle : On ne sait pas ce qu’il advient du Capitaine Bellodi, qui était l’ancien carrabinier de Parme et qui sera dorénavant, autre part, l’ancien carabinier de Palerme, « le petit prétentieux qui voulait savoir la vérité » et tenta en vain de renverser la mafia. Et on ne sait pas non plus ce qu’est devenu Socolosi. Les meurtriers et les cadavres emportent avec eux le secret des faits, et une simple lettre anonyme rapportera la frustration des uns et la satisfaction des autres. Le dernier regard de Claudia Cardinale est l’un des trucs les plus indomptables qui soit.

Chronique également disponible ici : http://homepopcorn.fr/test-blu-ray-la-mafia-fait-la-loi-realise-par-damiano-damiani/


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