Assaut dans le sertão.
8.0 Le nouveau film de Kleber Mendonça Filho s’ouvre dans l’Espace, à côté des satellites, avant de plonger lentement vers la Terre. Vers le Brésil. Puis vers São Paulo pour finalement nous larguer-là, dans le sertão, sur une route désertique où l’on suit un camion qui écrase des cercueils vides. « D’ici quelques années » nous renseigne un carton. Un peu comme dans Mad Max. Un futur no future, aussi indéterminé que ce lieu en marge, terre de western et pourquoi pas de science-fiction qui bientôt disparait mystérieusement des cartes et des GPS.
Bacurau c’est le nom de ce village de l’arrière-pays, privé d’eau depuis la construction d’un barrage. Une bourgade qu’une organisation secrète va s’échiner à faire disparaître. Mais avant l’affrontement, Kleber Mendonça Filho & Juliano Dornelles vont plonger dans le quotidien de cette communauté autarcique, qui compte sur ses médecins pour leur apporter les meilleurs médicaments, sur un couple de gardiens-éclaireurs pour leur annoncer les arrivées d’étrangers. Et qui vit en idolâtrant ses petits héros : Pacote, supposé as de la gâchette et Lunga, hors-la-loi en cavale retranché dans une forteresse secrète.
Si le film s’ouvre sur la cérémonie funèbre en l’honneur de Carmelita, la matriarche du village, c’est pour mieux saisir l’entièreté de la troupe, son caractère solidaire, annonciateur du soulèvement à venir jusqu’à l’explosive violence de cet ahurissant final. Car via le décès de cette femme c’est un groupe qui naît sous nos yeux, un groupe de résistants soudés, érigés contre les psychopathes du monde. Bacurau est aussi un grand film politique qui s’élève assez ouvertement contre (les dérives fascistes et écologiques de) Trump et Bolsonaro.
A l’instar d’Aquarius il s’agit de suivre une résistance humaine précaire établie frontalement face à une oppression déshumanisée mais sophistiquée. Et ici se joue la force double de Bacurau : Oui, le film construit un groupe de villageois avec de fortes individualités, des personnages forts, des visages dispersés, des caractères bien définis. Mais il fait la même chose du camp adverse. Et tant mieux, il faut le voir cet envahisseur, il faut qu’il existe, qu’il y ait là aussi dans ce groupe des individualités bien trempées.
Si l’on peut y voir un volontarisme naïf dans les esquisses de chacun de ses personnages, dans un camp comme dans l’autre, la faculté des uns à vivre ensemble, des autres à se saborder ensemble, il me semble que l’auteur établit quelques nuances dans les portraits, entre l’approche délicate qu’il fait de cette femme médecin (jouée par Sonia Braga) alcoolique, le mystère autour du quasi mythique Lunga, qui est quand même présenté comme un assassin sanguinaire : Il y a une âme dans ce village du Pernambuco, une diversité malade qui fait sa beauté ; mais aussi les grains de folies qui parcourent chaque entité des assaillants. Udo Kier aurait pu avaler tout ça de sa présence et de son personnage, pourtant on se souvient parfaitement de quelques autres.
Mais le point névralgique chez Mendonça Filho c’est le lieu, précis, distinctif, ça l’a toujours été. On se souvient de la bande-annonce magistrale (l’une des plus belles que je connaisse) des Bruits de Recife : Rarement la beauté, la violence, l’absurdité et la folie d’un lieu n’avaient si bien été captés en à peine deux minutes. Un quartier puis un immeuble dans ses deux précédents films. Avec Bacurau, l’auteur choisit un village tout entier, mais un lieu non-urbain cette fois. Un lieu si oublié, qui n’a plus que son musée d’armes et sa solidarité pour survivre, qu’il sera le théâtre d’une violence radicale.
La grande scène pivot, ultra crue et violente – Un visage explosé littéralement à la chevrotine – montre le premier acte de résistance, ouvre la voie au dernier tiers avec une puissance telle qu’il redéploye autant le récit que notre intérêt, qui alors naviguait dans la crainte d’une complaisance cruelle : Superbe scène de « Franchira, franchira pas » des enfants, mais qui méritait au moins ce contrepoint chez le couple de naturistes et le carnage final. La séquence dans la ferme isolée, avec ces cadavres dispersées est aussi très dure, mais c’est justement parce qu’ils vont les venger, que les cinéastes se permettent d’être si durs.
Si les deux précédents longs métrages de KMF gagnaient à ne jamais exploser, Bacurau par sa franche bascule dans le film de genre, peut se permettre de sombrer dans la violence pure. Cette attirance pour le cinéma de genre est claire : L’école du village se nomme même Joao Carpenteria. Et une scène (ainsi que le générique final) sera même accompagnée d’un morceau signé Big John. Avec ce film hybride, inspiré du fantastique autant que du western, puisqu’il en reprend crânement les codes, Kleber Mendonça Filho n’a pas perdu en virulence mais en s’offrant de coréaliser son film avec Juliano Dornelles, son habituel chef décorateur, il trouve encore une autre envergure et n’en finit pas d’être l’un des cinéastes les plus passionnants d’aujourd’hui.
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