Le crépuscule des icônes.
8.5 Difficile d’imaginer un plus beau, ample et crépusculaire chant du cygne, de la part de Scorsese. The Irishman s’ouvre et se ferme sur In the still of the night, des Five Satins, soit un morceau qui annonce (et confirme) le programme d’un film très éloigné de l’effervescence des habituels récits mafieux scorsésiens. La dernière demi-heure sera même une élégie pour un gangster torturé, oublié, abandonné des siens : D’une famille mafieuse qui est intégralement tombée – sous les balles ou le poids du temps – ainsi que d’une famille de sang qui ne supportait plus de le craindre. L’échange qu’il tient sur le tard avec l’une de ses filles – alors qu’il aurait voulu le tenir avec sa plus grande, qui ne lui a jamais « pardonné » la mort de Jimmy Hoffa au point de ne plus lui parler – est un déchirement, un concert de larmes. L’une des plus belles scènes tournées par Scorsese, ni plus ni moins.
The Irishman s’ouvre dans une maison de retraite. Au moyen d’un savant travelling avant, nous allons faire connaissance avec Franck Sheeran, au crépuscule de sa vie, dont il va nous conter ses souvenirs. On y suit trois décennies durant (même si le récit s’étire véritablement sur un demi-siècle) ses activités de gangster plus ou moins passif dès l’instant qu’il rencontre Russell Bufalino tandis qu’il n’est encore qu’un chauffeur de camion pour une boucherie. Il va peu à peu rencontrer tout le gratin de la mafia locale, pour laquelle il rendra divers petits services jusqu’à devenir un incontournable tueur à gages, et être celui « qui repeint les murs des maisons » pour reprendre la formule que le milieu utilise. C’est ainsi qu’il croisera la route de celui dont on dit qu’il est l’homme le plus puissant des Etats-Unis après le président : Jimmy Hoffa, un dirigeant syndicaliste influent avec lequel Sheeran va nouer un vrai lien d’amitié.
Il me semble qu’on n’a jamais vu Scorsese aussi peu spectaculaire, finalement tant il déglamourise la figure du gangster de cinéma qu’il a lui-même engendrée. C’est à un point tel que chaque meurtre revêt ici des atours triviaux presque ridicules, comme si tuer, pour Franck, n’avait pas tant d’importance, en tout cas moins que le fait d’honorer son contrat – Au point qu’il ira jusqu’au bout, vraiment jusqu’au bout, là où l’on pensait qu’il se retournerait, par amitié, regrets, caprice d’humanité. Scorsese se cale sur lui. Et préfère dorénavant les creux anodins aux saillies imposantes, à l’image de cette tentative d’attentat au tribunal, avec un pistolet à billes. Le loup de Wall Street marquait les prémisses de cet effacement face au spectaculaire : En parfait troisième maillon, le film avait beau se loger dans la roue de Goodfellas & Casino, on n’y voyait pourtant pas une seule arme à feu.
Le film est surtout l’occasion de revoir et réunir des monstres sacrés : Robert De Niro, Al Pacino (pour la première fois chez Scorsese), Joe Pesci, Harvey Keitel. Si c’est un beau cadeau pour nous, il faut revenir sur les effets troublants de la numérisation des visages qui leur permettent un quasi-complet rajeunissement. Bien fait ou non, le de-aging montre ses véritables limites quand il s’agit de demander plus que la présence d’un visage : Rien à faire, quand le corps se déplace, il a beau arborer un visage rajeuni, il bouge comme un corps de vieux. Pacino quand il fait le syndicaliste en colère et De Niro quand il règle son compte à un petit épicier n’ont pas la gestuelle de leur supposé âge. Limites qui pourtant s’effacent et/ou s’accommodent à la densité du récit : Dans la mesure où les retours en avant/en arrière sont légion – flashbacks dans les flashbacks – la gêne face à l’artifice est gagnée par l’émotion de revoir ces icones à travers tous les rôles, ou presque, qu’ils ont traversés.
Quant à la longueur du film – qui semble déranger tant les spectateurs – on ne va pas s’en plaindre : Qu’il est agréable de voir le film entièrement pensé par son réalisateur. Et puis c’est pas comme si Scorsese ne nous avait pas habitués à de si imposants voyages : Le loup de Wall Street & Casino flirtaient déjà avec les trois heures. On a donc pu constater, sur les réseaux sociaux, que certains avaient apporté la solution qui permet de regarder le film dans de bonnes conditions : comme une mini-série bien découpée. Ça n’a aucun sens. Le problème ce n’est pas de s’ennuyer ou s’endormir devant The Irishman. Le problème n’est pas non plus d’en découper le visionnage. Le problème c’est de promouvoir cette découpe, de considérer une alternative à notre éventuel ennui. Moi aussi je coupe des films, parfois, mais c’est contre ma volonté, c’est la fatigue, la vie, bref, ça s’improvise, ça ne se prépare pas. Ceci étant, découvrir ce film chez soi sur Netflix et non dans une salle de cinéma pose clairement la question de l’endroit adéquat pour visionner un film. Et on sait où il se trouve, cet endroit adéquat.
Alors, est-ce que le film ne souffre pas, malgré tout, d’un déséquilibre dans sa lisibilité narrative ? Disons qu’il a tellement la possibilité de s’étirer et de varier sa topographie (On parle de 117 lieux de tournages) que son équilibre peut en souffrir. The Irishman reconstitue sans non plus naviguer dans le folklore de la reconstitution. Il y a une très belle séquence où nos personnages assistent à l’annonce de l’assassinat de Kennedy. Mais c’est le contrechamp des visages ébranlés et le silence qui la parcourt qui fascine tant. Si le film, parfois, par quelques petites touches retrouve la verve bavarde de Scorsese, aussi bien de par sa voix off que dans certains dialogues anodins, autour d’un poisson sur une banquette arrière ici, d’un retard de quinze minutes là, c’est bien cette rémission qui trouble et éloigne définitivement le film de ceux auxquels on le rapproche forcément, notamment de Mean Streets, le vrai premier film de gangster de Marty, déjà à Little Italy, tout en fièvre et en ébullition.
Sergio Léone avait fait Il était une fois en Amérique. Francis Ford Coppola le troisième volet du Parrain. Il est quasi impossible de ne pas penser à ces deux films lancinants et funèbres devant The Irishman. Et le message est évident, qui plus est de la part de Scorsese dont on sait qu’il est peut-être le plus cinéphile des cinéastes : Ce film convoque forcément ceux de ses pairs, comme Les affranchis en son temps semblait avoir extrait la sève de tous les films de gangsters pour en produire une grammaire nouvelle et un film qui ne ressemble finalement à aucun d’entre eux. Le de-aging évoque inévitablement l’aging du Léone, ainsi que sa narration distendue. Quant au dernier plan de The Irishman, avec ce vieil homme qui demande à laisser la porte entrouverte, comment ne pas penser au dernier plan du Parrain. Il y a dans cet adieu à son genre de prédilection une volonté de s’inscrire dans l’histoire du genre, c’est très beau.
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