Seuls les anges ont des zèles.
8.5 Dans Elephant, d’Alan Clarke, le procédé s’en tenait à une séquence (c’était même un plan séquence) pour un meurtre. Dans Collision c’est une scène pour un affrontement social et/ou racial. Loin de moi l’idée de comparer les deux films, encore moins les deux auteurs, toutefois il y a volontairement dans ce large portrait (de Belfast chez l’un, de Los Angeles chez l’autre) une imposante donnée conceptuelle qui puise dans la mélodie de la répétition plus que dans la puissance du réalisme : Il s’agit de brouiller les à priori face aux bourreaux et aux victimes, montrer les dommages collatéraux d’une guerre aussi transparente qu’abstraite, civile, chez Clarke et raciale, dans Collision.
Le film s’ouvre sur une scène d’accident (On ne le voit pas, il vient de se produire) mais déjà quelque chose cloche : Il semble que ce soit des flics qui aient eu cet accident, en débarquant sur une scène de crime. On entre ici par le trouble. Collision semble d’abord citer Mulholland drive, par le lieu dans lequel il nous convie, nous plonge, cet accident en ouverture et ces flics, sur une scène de crime, qui parlent de la météo. Par ce climat absurde de manière générale, disons. Mais c’est pour mieux l’oublier ensuite et plutôt virer du côté de Traffic ou Magnolia. Pas de pluie de grenouilles en point d’orgue ici, mais la neige, véritable providence.
Et c’est là-dessus qu’Haggis s’impose : Le film a tout pour nous cloitrer dans notre déprime, mais sa cruauté est contrebalancée par une douce absurdité, sa noirceur compensée par des miracles. C’est un mélodrame déguisé en feel good movie et c’est suffisamment rare pour être souligné. Un film qui s’ouvre sur la découverte d’un corps et se ferme sur un incident de carrefour. C’est aussi ce risque-là qui surprend : Choisir de faire intervenir le climax pas du tout quand on le croit. Car Collision est un film volontiers manipulateur, hyper affecté, il faut apprendre à l’accepter. Disons que pendant quarante-cinq minutes, il n’y a plus une scène, même en apparence anodine, qui n’accouche pas sur un affrontement. Le film annonce la couleur d’emblée et tiendra sa ligne.
Et pourtant il y a des trouées, des accalmies merveilleuses. La plus belle lorsque ce serrurier rentre pour coucher sa fille et la découvrant pétrifiée sous son lit – réverbération d’un coup de feu qui lui rappelle un mauvais souvenir de leur quartier précédent – lui offre un manteau invisible qui la protège contre les balles, en lui disant qu’elle devra le léguer à son enfant à son tour, plus tard. Il y a aussi ce flic antipathique qui accompagne consciencieusement son père aux toilettes, la nuit, quand celui-ci souffre atrocement d’une infection urinaire. Ou cet autre flic qui passe du temps avec sa maman qui ne fait que lui demander des nouvelles de son autre fils. Dans ces moments-là, qui ne sont pas anodins, le récit semble pourtant suspendu.
Le film se pare de jolis fondus enchaînés visant à rapprocher chacun de nos personnages qui pour la plupart ne se rencontreront jamais. Un qui claque une porte d’un côté et qui semble en réveiller un autre de l’autre côté. Ou plus simplement une porte ouverte par l’un, refermé par l’autre. Il y a des échos un peu partout, des passerelles entre chacun, à l’image de celle plus cruelle du petit totem de tableau de bord arboré par deux d’entre eux. Si la narration semble si lâche en apparence, elle s’avère in fine très sophistiquée dans sa façon de tout faire se chevaucher. Il faut d’abord entrainer chacun sur la pente du conflit pour qu’il y ait rédemption ou embryon de rédemption. Qu’un miracle se crée ici en rapprochant la victime et son agresseur ou qu’au contraire le crime touche celui qu’on n’attendait pas.
Si au départ le message semble grossier, martelé, beaucoup trop fabriqué (avec cette suite de remarques et injures racistes où l’interlocuteur est systématiquement jugé sur sa couleur, son origine ou son accent) il finit par s’affuter, se noyer dans le quotidien et l’extraordinaire. Tout simplement, le concept est gagné par l’émotion et le fait que ces personnages (Il faut signaler que le film est doté d’une tripotée de comédiens absolument étincelants) bien qu’ils soient au préalable de pures caricatures d’une Amérique meurtrie, retroussée derrière ses peurs, existent bel et bien, nous touchent bel et bien. Et finissent par eux-mêmes voir la beauté, le miracle, au sens pur quand Cameron, le cinéaste « violé » observe une voiture bruler sous les flocons de neige et appelle sa femme pour lui dire qu’il l’aime ; ou quand Farhad, l’épicier « volé » est persuadé d’avoir été sauvé par un ange gardien.
Les séquences sont aussi brèves que le nombre de personnages principaux brossés est conséquent. C’est sa limite et sa force : On ne passe certes pas suffisamment de temps avec chacun d’eux mais on regrette de ne pas passer plus de temps avec chacun d’eux, justement. Franchement, j’aurais adoré que le film s’étire sur quatre heures, qu’on voit davantage chacun de ces personnages, que le rythme soit plus alangui. En l’état c’est le seul vrai reproche que je fais à Collision, de Paul Haggis : C’est beaucoup trop court. Et en même temps c’est délicat de tenir le concept plus longtemps et d’étirer son évaporation. C’est le quotidien de chacun qui méritait davantage d’étoffe, sans doute. Mais bon, il me plait aussi ainsi, resserré et incomplet.
Car c’est un film d’une puissance inouïe. L’un de ceux qui me font le plus chialer au monde. Notamment durant deux scènes clés, absolument étourdissantes, accompagnées par le score fondamental de Mark Isham. Il m’arrive parfois de réécouter « Flames » et « A really good cloak » les morceaux utilisés pour ces deux séquences fulgurantes, complètement à fleur de peau. Revoir ici le terrible cri sourd de ce père qui tient son enfant dans ses bras, ou les larmes de cette femme coincée dans sa voiture accidentée m’a rappelé combien ces deux scènes en particulier m’avaient marquées.