Les messagers d’un jour.
7.5 Sam Mendes raconte le périple de deux soldats anglais qui traversent tranchées et lignes ennemies afin de délivrer un message capital dans le bataillon d’à côté, en vue de sauver mille six-cents hommes promis au massacre. Il dédie son film à son grand-père, pour toutes ses histoires de guerre qu’il lui contait.
Le film a la particularité de s’offrir via un plan-séquence (en réalité deux gros plans séquences) le contraignant à investir un seul espace-temps. Rien d’étonnant à voir Sam Mendes (qui déjà en use dans l’ouverture de Spectre) se frotter à cette contrainte dans la mesure où il vient du théâtre, qui à sa manière se gère en un plan-séquence (et des mois de répétitions). En outre, l’imposant dispositif technique permet de s’accommoder à l’urgence de la situation. C’est un compte à rebours d’un point A à un point B. On plonge dans le survival pur : Il faut transmettre un message et ne pas mourir.
Mais c’est moins un (faux) plan-séquence qu’une succession de plans séquences enchâssés avec des transitions secrètes façon La corde. Que le plan séquence soit accompagné de coupures assez visibles (des raccords au noir, une ellipse comateuse) cela n’empêche guère le film d’être toutefois apprécié pour sa prouesse technique qui vise à reproduire le temps réel et l’immersion dans les tranchées. Ce n’est pas un plan unique (Et Mendes ne cherche pas à nous le faire croire) mais c’est tout comme, dans la mesure où il y a continuité temporelle.
Si le dispositif est gage d’immersion il s’avère aussi anti-spectaculaire au possible, dans la mesure où tout se vie à travers son personnage. La reconstitution est hallucinante, la figuration conséquente, pourtant on en profite moins qu’à l’accoutumée puisqu’il nous sera donc interdit de voir la destruction dans son ensemble, la guerre dans ce qu’elle a de plus outrancière. En échange le film est très organique, on y voit les rats sur les cadavres, on se jette dans les flaques de boue, on passe au travers de nuées de mouches voltigeant au-dessus d’un corps de cheval en décomposition, on y croise des arbres tuméfiés, des soldats morts pris dans des barbelés. Le no man’s land c’est l’horreur et on y est.
Le plan d’ensemble dans 1917 n’existe pas ou bien il se réduit à une silhouette dans une tranchée ou la traversée d’un pont ou une déambulation dans une ville en ruine, instants très brefs où la caméra s’éloigne pour se trouver elle-aussi un chemin, avant de recoller à nouveau à son personnage, devant lui, derrière lui, à ses côtés, elle le suit, ne le lâche pas. Jusqu’à l’accompagner dans des lieux beaucoup moins « beaux » à filmer ici à l’intérieur d’un bunker, quand il s’agit de recevoir l’ordre d’un officier, là dans un appartement sombre et délabré, pour une rencontre détachée, providentielle. Il y a un héritage Kubrick évident tant par ses travellings arrière dans les tranchées on pense aux Sentiers de la gloire ou bien à Full Metal Jacket lors de la menace du tireur d’élite, invisible, tapi dans l’étage d’un bâtiment en ruine.
Quant aux personnages, Blake et Schofield, le film est clair sur ses intentions. En s’ouvrant sur le second, en pleine sieste, adossé à un arbre, le film ne ment pas : Si le moteur c’est l’autre (Trouver son frère), le vecteur c’est lui. Le personnage à suivre. Le film a tellement conscience de l’ambiguïté de son dispositif qu’il semble parfois nous convier à l’embryon d’une interactivité – comme si l’on réfléchissait de la suite des évènements avec les personnages, comme s’ils attendaient notre aval. Une dimension méta qui en fait moins la transposition cinéma d’un jeu vidéo – après tout, le personnage ne peut pas mourir, puisque le film ne peut pas repartir – qu’une volonté de faire corps avec l’espace, la temporalité, la reconstruction démente et la photographie hallucinante de Roger Deakins.
La sortie de l’ellipse qui ouvre le deuxième plan-séquence du film nous convie dans un film d’horreur. L’espace d’un instant, il est permis de douter que Schofield ait survécu tant l’image, nocturne, n’est plus la même, les ruines soudain sont éclairés par des fusées, c’est les ténèbres. On a basculé dans le fantastique. Franchement on n’avait pas vu ça depuis Apocalypse Now. Et pour rester chez Mendes, on se souvient de la fin de Skyfall en arpentant cette ville détruite. Bref cette traversée d’Escout, c’est d’ores et déjà l’un des moments les plus marquants de l’année, esthétiquement parlant. Sans compter que dans la foulée on tombe dans des rapides, on s’en extraie enveloppé par des feuilles de cerisier avant d’arriver au milieu d’un bataillon au repos chantonnant en chœur The wayfaring stranger. C’est à tomber.
L’histoire quant à elle est réduite à peau de chagrin – ce que certains ne manqueront pas de lui reprocher, les mêmes qui s’acharnaient sur Gravity – et c’est tant mieux puisque là encore ce n’est pas la somme de tiroirs et rebondissements qui comptent mais bien ce voyage aux confins d’une détermination aussi absurde que ce sur quoi elle repose : Un message à transmettre pour un piège à éviter pour un assaut à l’aube à suspendre, tout en sachant bien que cet ordre sera caduque le lendemain.
En ce sens le film est tout sauf à la gloire d’un seul homme tant on en sort plutôt avec une sensation de tristesse et de fatalité plus qu’autre chose, à se demander si ce héros d’un jour – d’un film – reverra sa famille – C’est beau que Mendes fasse exister ça in-extremis : C’est un soldat comme un autre, avec une photo de famille dans la poche – ou tombera au front demain. En somme, rien d’étonnant à voir Schofield adossé à un arbre dans les dernières secondes de ce (faux) plan-séquence unique.