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Archives pour 24 février, 2020

Portrait de la jeune fille en feu – Céline Sciamma – 2019

13. Portrait de la jeune fille en feu - Céline Sciamma - 2019Peindre. En faire l’amour.

   7.0   Le nouveau film de Céline Sciamma contient la promesse d’un amour fou. Et prend le temps de le faire éclore. Trop son temps, probablement. J’avais imaginé quelque chose d’aussi vivant, foisonnant et charnel que La belle noiseuse. Je le sentais comme ça, avec cette histoire de peintre et son modèle, de lieu délimité, de vernis solaire. Evidemment je faisais fausse route. Durant une bonne partie du film, j’ai même cru que j’avais rêvé du meilleur film de Rivette pour aboutir au pire film de Sciamma. Heureusement là-aussi je me trompais.

     Il a toutefois fallu attendre plus d’une heure pour qu’il se passe un truc entre le film et moi. Au début, Marianne dit, à propos d’une toile, je crois « Ce n’est pas joyeux, mais c’est vivant » et j’ai l’impression que le film me parle moins du tableau que de lui, sauf que je n’y décèle alors rien de vivant, au contraire, tout est corseté, les dialogues ampoulés, l’interprétation trop rentrée, j’ai l’impression de voir deux actrices s’affrontant pour savoir laquelle jouera le rôle le plus fermé, glacial. Jusqu’au moindre détail, infime geste, subtilité d’éclairage, l’écriture pèse une tonne. Je ne vois que des intentions, jamais de l’incarnation. C’est peut-être la plage ou l’idée du portrait féministe, mais j’ai retrouvé un peu de ma souffrance éprouvée en son temps, devant La leçon de piano ou Portrait de femme, deux films de Jane Campion avec lesquels je ne suis pas en phase.

     Puis le film semble se défaire de son écriture, du poids de ses références, il se distend, par petites touches, il lui faut du temps. A vrai dire, jusqu’à la fête du village nocturne, la distance est telle qu’elle n’est pour moi qu’austérité fabriquée, comme si on me soulignait qu’il fallait en passer par là afin de fusionner avec le récit (Et l’art de peindre), avec cette rencontre, avant l’éclosion du désir. C’est une belle idée, mais on peut filmer l’ennui sans ennuyer. Il me semble que Portrait de la jeune fille en feu souffre de ce dispositif. Mais il y a cette séquence nocturne. Plus exactement, il y a juste avant, l’histoire d’Orphée et Eurydice, que Marianne, Héloïse et Sophie, la servante lisent avant de débattre des motivations in-extrémis d’Orphée. S’ensuit une puissante scène d’avortement.

     Alors, au même titre que la chanson (un chœur entonné une à une par l’ensemble des femmes rassemblées) qui vole en éclats, canon, échos, et au même titre que cette robe qui prend feu, le film s’embrase. La passion a dévoré l’apathie. Elle se joue dans une grotte. Puis au coin du feu – Jolie utilisation d’une pratique sexuelle (l’axilisme) jamais filmée. Les adieux seront, avec cet échange d’images à garder, cette page 28, le reflet du visage de Marianne dans le miroir posé sur le sexe d’Héloïse, le rappel du mythe d’Orphée, assez somptueux. Le film pouvait s’en aller au moment où les deux femmes rejouent la disparition d’Eurydice (« Retourne-toi ») en choisissant de faire le choix du poète et non de l’amoureuse, bref le choix du souvenir.

     Mais Portrait de la jeune fille en feu va revenir par deux instants lumineux et déchirants, à travers deux souvenirs de Marianne – qui dit avoir revu deux fois Héloïse. La première fois sur un tableau, dans une galerie d’art, où elle la découvre mère, un livre dans la main, le doigt sur la page 28. Le second au théâtre – alors qu’elle s’installe sur le balcon d’en-face – à l’écoute du troisième mouvement de L’été de Vivaldi, morceau qui jadis joué sur un clavecin désaccordé, avait créé leur rapprochement. Ce dernier plan est puissant. Par ailleurs, on entend que deux morceaux durant le film et ils semblent déchirer le ciel.

     Voilà, j’ai vécu sensiblement le même drame (en moins endurant, moins désagréable) qu’avec Une vie cachée, de Malick : Impossible d’aimer le film entièrement pourtant il contient un peu de ce que je cherche au cinéma. Pas impossible que durant une ultérieure revoyure, le film me séduise complètement, mais en l’état c’est une heure d’ennui, une heure de lévitation admirative, ce qui est déjà (plus que) pas mal. Qui plus est après la déception plus globale qu’avait constitué Bande de filles. Là je retrouve en partie la Sciamma de Naissance des pieuvres, à fleur peau dans sa peinture de la montée du désir. 

Gueule d’amour – Jean Grémillon – 1937

17. Gueule d'amour - Jean Grémillon - 1937Valse déloyale.

   7.0   Grémillon s’en remet tellement à Gabin qu’il utilise en guise de titre le véritable surnom qu’on donnait à l’acteur avant la guerre. Ou l’impression de voir un film écrit pour lui. Ce qui se révèle à moitié vrai tant Gueule d’amour, le film, déconstruit un peu de ce mythe Gabin, le dessinant d’abord en soldat magnifique, militaire très convoité par la gente féminine, avant qu’un soir, en permission à Cannes, il ne jette son dévolu, entier, passionné, destructeur sur Madeleine, une aventurière – incarné par Mireille Balin, déjà partenaire de Gabin la même année, dans Pépé le moko.

     L’amour crescendo obsessionnel qu’il éprouve rapidement pour elle est proportionnel à la frustration qu’elle fait naître en lui, à travers des promesses non tenues, des disparitions impromptues. Et le film capte et reproduit l’état d’esprit de Lucien, fait d’excitations et de torpeurs, d’espoirs et incompréhensions. Lucien quitte Orange où il y était l’objet de toutes les convoitises, pour Paris où il n’existe plus, où Madeleine, subrepticement, le dévore. Gabin devient cet homme de la campagne soumis, vulnérable. Balin la citadine, une mystérieuse femme fatale.

     La passion de « Gueule d’amour », le film autant que son personnage, se dilapide dans le pur mélodrame et trouve in-extrémis une sortie « moins malheureuse », une providence amicale, un adieu entre deux copains et une étreinte à chialer sur un quai de gare. S’il y a bien une surprise dans le récit finalement attendu du film de Grémillon c’est bien cette issue-là, déchirante qui plus est. En somme, Gueule d’amour est une sorte de film prémonitoire du devenir Gabin, qui troquera bientôt sa gueule d’amour pour son personnage de patriarche. Un très beau et passionnant Grémillon.


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