« What a move »
9.5 Revoir Casino (pour la première fois) au cinéma, c’est quelque chose. C’est un magma virtuose, un tourbillon étourdissant. Un film plein, épuisant qui se paie pourtant le luxe d’être clair, limpide. Et cohérent : Dans sa forme éclectique, son utilisation musicale informe, l’effervescence de chacun de ses plans, il est complètement en accord avec ses personnages, autodestructeurs et cette trajectoire contradictoire qui les caractérise. En accord aussi avec le lieu qu’il utilise comme point d’ancrage, Las Vegas, terre de casinos ayant éclos en plein désert, sa boulimie de shopping, bruits et couleurs.
La mise en scène de Scorsese n’a jamais été aussi dynamique et clinquante. Une orgie de formes : Montage épileptique, caméra omnisciente, voix-off multiples enchevêtrées, documentation compulsive. C’est comme s’il y mettait tout ce qu’il avait, son inventivité et ses tripes, sans faire aucun compromis. Une exaltation permanente telle qu’elle forme, aussi, forcément, sa propre contradiction : On aimerait parfois que ça se pose, avoir le temps d’être gagné par l’émotion, mais ces parenthèses sont si brèves, à peine esquissées. Ça impressionne et ça frustre. Et c’est ce qui fait sa puissance, ce qui brise sa complaisance dans le glamour. Car la jubilation se pare constamment de tristesse, de mélancolie.
Sam est responsable de casino comme il était bookmaker, doué parce qu’il ne laisse rien passer, véritable control freak no life et c’est cette démesure dans le contrôle qui paradoxalement va le consumer, le conduire à sa perte, lui faire confondre la raison et l’égo (l’épisode du shérif) mais surtout l’amour et la possession, avec Ginger, d’abord pute de luxe avant qu’elle ne devienne la mère de son enfant. Ginger aussi tient son lot de paradoxes, véritable mante religieuse, aimant à fric, bijoux et fourrures, elle trouve en Sam le poisson idéal mais c’est pourtant d’un pauvre loser de proxénète ruiné dont elle continue d’être amoureuse. Autour de ce couple dysfonctionnel il y a Nicky, l’ami d’enfance de Sam, un électron libre ultra violent qui au contraire de Sam, réussit pleinement son ménage et son rôle de père. Mais lui aussi sera gagné par les affres de la contradiction en développant d’une part une attirance pour Ginger, dont il s’éprend carrément quand elle est en quête d’un nouveau protecteur puis tombant d’autre part dans le guêpier des pontes mafieux divers qui ne voient bientôt en lui qu’un malfrat trop gênant.
Les dés de la tragédie sont lancés. Rien ne va plus. C’est la chute d’un empire intime, Casino, de Scorsese. C’est de l’opéra. Une tragédie vertigineuse, opératique, solaire, brulante, bruyante, survoltée. La fin ultime du rêve américain. Il n’y a plus vraiment de sommet ni de chute, tout s’y mélange au point que le film s’ouvre par la fin, une explosion, tout en masquant ses véritables conséquences. L’explosion car c’est un film explosif : Le générique introductif dévoile un homme éjecté dans les flammes, virevoltant en enfer.
Casino ira à toute allure. Un foisonnement aussi bien formel que narratif. Il pourrait souffrir de passer après Goodfellas, après tout il en reprend les codes, il en reprend De Niro et Joe Pesci. Mais le temps n’est plus qu’à la démesure. A l’image du Thème de Camille, de Delerue, repris du Mépris, de Godard. Scorsese l’injecte trois fois. Il n’y a plus de limite. Comme si d’un feu d’artifice, Scorsese n’en avait gardé que le bouquet final, étiré sur trois heures. C’est simple, je ne vois aucun autre film de cette trempe. Je devrais détester ça, mais la magie fonctionne, l’équilibre y est parfait.