La douleur de l’argent.
8.0 Deux officiers de police, l’un au seuil d’une retraite qui ne lui offrira rien, l’autre endetté par son mariage à venir dont il doute fortement, sont suspendus trois mois à la suite de la diffusion d’une vidéo sur les réseaux sociaux dans laquelle leurs méthodes musclées sont menacées d’être révélées au grand jour. Incapables de survivre sans salaire, ils vont basculer et faire équipe de l’autre côté, profiter d’une occasion qui fera d’eux des truands en vue de se sauver de leur quotidien précaire.
Il m’a fallu une bonne heure pour en saisir les enjeux / l’intérêt – Il faut dire que le film prend vraiment son temps, se déploie par couches mais pas du tout de façon alternée comme il est coutume de l’apprécier dans les traditionnels polars choraux : A titre d’exemple, les trois premières scènes s’étirent chacune sur une dizaine de minutes. Et ce n’est d’ailleurs pas du tout avec nos deux flics que s’ouvre la toute première qui s’intéresse au retour d’un repris de justice chez sa mère et notamment ses retrouvailles avec son jeune frère handicapé.
Trainé sur le bitume fut sur le tard, dès l’interminable planque / filature, un choc, qui n’a cessé de me surprendre, déjouer chacune de mes attentes, prendre à revers mes craintes, jusque dans sa faculté à raccrocher les wagons, ainsi que dans sa violence à la fois épurée et très graphique, assez inédite il me semble, sauf si on est familier de Breaking bad ou Better call Saul. C’est sa grande qualité et sa limite, ça pourrait être un film signé Vince Gilligan. Une version cinéma de ce que dernier offre à l’univers sériel, quand bien même El Camino, le film spin-off de BB s’était révélé plutôt décevant.
Trainé sur le bitume intègre lui parfaitement l’idée de long métrage et, sens du dialogue à l’appui, on en vient à penser à Pulp fiction, en moins glamour, plus « réaliste » mais tout aussi clair malgré son étonnante construction : C’est un film très limpide dès l’instant qu’on l’observe dans sa globalité. Pourtant, dans sa mécanique pure, il s’inspire sans doute davantage du Blood simple ou du No country for old men, des frères Coen. Et sa rudesse le place plutôt dans la veine du Friedkin de To live and die in LA. Des références sans doute un peu lourdes pour ses épaules, mais il s’en démarque plutôt bien, en déjouant beaucoup de choses, dans la construction et dans le rythme.
Dès l’aparté central avec Jennifer Carpenter qui campe une employée de banque reprenant le travail après son congé maternité, j’ai su que le film était capable de tout : digresser sur de nouvelles entrées de personnages et s’accaparer la sèche cruauté de les crucifier. Et c’est justement parce qu’il est dur dans son ensemble, qu’il peut aussi s’avérer très drôle, jusqu’à parfois tout réunir, à l’image du siège final. Ce dernier quart, c’est l’hallucination permanente : On a beau adorer les polars et les règlements de compte au cinéma, on n’a jamais vu ça.
Si j’ai quelques réserves, notamment dans sa mise en place et dans ses dernières minutes, où il me semble qu’il provoque un peu trop complaisamment notre détachement, j’aime bien l’idée que Zahler s’amuse avec nos frustrations. On sent qu’il ne veut pas séduire avec ses pics de cruauté et ses effets gores, ils nous en offre mais très brièvement et du coup, immense frustration (quand bien même on trouvera l’idée judicieuse avec le recul) il choisit de nous ôter le braquage, de nous extirper du carnage quand celui-ci pointe le bout de son nez, préférant retourner dans la voiture avec nos deux flics semés durant la filoche, qui finissent par retrouver la camionnette mais pas pour agir en tant que flics (puisqu’ils sont suspendus) mais en vue de subtiliser le butin des braqueurs.
C’est ce nihilisme qui s’avère assez émouvant, puisque ces deux flics sont un peu paumés, un peu aculés chacun de leurs côtés et trouvent dans cette quête un moyen de s’en sortir, au même titre que l’autre personnage qui avait ouvert le film et qui le fermera. « Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons » disait Renoir. Et Trainé sur le bitume est un peu à Zahler ce que La grande illusion était à Renoir, en fait : Un beau récit de luttes, inconciliables. Il faut par ailleurs noter que l’interprétation est dantesque avec évidemment en tête ce duo magnifique formé par Vince Vaugh et Mel Gibson. Qu’importe s’il n’a pas eu les honneurs d’une sortie salle chez nous, il est fort à parier que Trainé sur le bitume devienne, dans le circuit vidéo, un classique du genre.
0 commentaire à “Traîné sur le bitume (Dragged across concrete) – S. Craig Zahler – 2019”