Dark waters – Todd Haynes – 2020

03. Dark waters - Todd Haynes - 2020Chaotic river.

   8.0   Il est de prime abord surprenant de voir Todd Haynes à la barre d’un tel film. Déjà parce Dark waters est un biopic doublé d’un thriller écolo. Aussi parce qu’on a l’habitude de voir le réalisateur de Carol dérouler ses intrigues dans les années 50. Ensuite parce que c’est un cinéaste coutumier des portraits de femmes en marge. Le voir investir un autre terrain, portraiturer un homme, l’un de ces héros gênants, mouche dans le lait corporatiste, façon Erin Brokovich ou Karen Silkwood, surprend mais ne rend pas si sceptique : Haynes a toujours été un cinéaste engagé dans ses thèmes. Que cet héritier de Sirk tente une incursion dans le film à la Pollack, pourquoi pas, après tout ?

     Ceci étant, si le fait de raconter cette histoire authentique de l’enquête d’un avocat spécialisé dans la défense des industries chimiques qui va s’ériger contre l’un des plus gros bonnets de l’industrie, ne fait pas très Todd Haynes, c’est aussi parce que la naissance d’un projet comme Dark waters revient d’abord à Mark Ruffalo, l’acteur qui jouera ce héros ordinaire, cet homme qui risqua sa carrière et sa vie de famille pour une affaire qui prit des proportions hallucinantes. Et c’est Ruffalo lui-même qui exigea Todd Haynes. Ce dernier serait donc qu’un exécutant ? Pas tout à fait non plus, puisque c’est finalement moins un gros film dossier qu’un film intime sur un petit avocat, père de famille et originaire de l’ouest Virginie, debout contre ce Goliath en téflon.

     Et c’est justement parce que c’est Todd Haynes qui s’y colle que ce film à charge sera tout autant un grand récit d’investigation, carré, ambitieux, que le subtil portrait d’un homme en pleine crise d’intégrité existentielle, désireux de faire éclater les vérités embarrassantes, de rendre compte de cet affreux camouflage corporatiste d’empoissonnement de l’humanité orchestré par de sordides puissants, qu’importe cette (en)quête lui fasse risquer sa carrière, sa vie de famille, son temps et sa santé. Du coup, là où ce genre de film peut sembler parfois un peu froid, porté dans cet engrenage accusateur, Dark waters, qui fait cela aussi très bien, parvient à le doubler d’une émotion qui parfois affleure de façon assez puissante.

     En s’attaquant au scandale écologique sur l’empoisonnement de l’eau, par rejets toxiques, de la multinationale Dupont de Nemours, Dark waters résonne aussi beaucoup avec notre actualité écologique. C’est en partie pour cela qu’on en sort si perturbé. Mais la plus grande réussite du film est sans doute de nous faire oublier que tout ceci est une histoire vraie (aussi parce que c’est complètement fou) pour nous le rappeler lors des rares rappels de dates et bien sûr lors du carton final. Mais derrière le militantisme naissant (Robert Billot est d’abord un avocat d’usines de produits de chimiques, ça ne s’invente pas) puis forcené, il y a beaucoup d’humanité, à la fois dans ce personnage mais aussi dans son entourage, notamment sa femme ou sa relation avec le fermier qui l’a mis sur la voie de l’investigation.

     Par ailleurs j’aime beaucoup l’introduction du film. Une ouverture qui convoque clairement Jaws, comme si Todd Haynes montrait qu’on pouvait citer et emprunter les canons du genre tout en faisant un film dossier. Le monstre ne sera ni un requin ni un piranha (le film de Joe Dante s’ouvrait lui aussi de la même manière, lui qui singeait déjà le film de Spielberg, tout en citant le temps de son premier plan, Citizen Kane) mais une barque contenant des hommes en patrouille envoyés pour dissimuler les bancs mousseux formés par les produits chimiques. C’est tout le film que cette introduction annonce calmement, distinctement.

     Comme à son habitude, Mark Ruffalo est parfait. Et ce d’autant plus qu’il incarne admirablement l’évolution de son personnage, dans cette imposante temporalité (La quinzaine d’années qui sépare sa prise en charge du dossier jusqu’aux divers procès), son obstination et sa déliquescence. Ruffalo est idéal pour le rôle, à la fois massif et doux, il rappelle un peu ce qu’était Matt Damon dans le très beau Promised land, de Gus Van Sant. Mais surtout parce qu’il se fond dans le décor, un peu comme les personnages chez Fincher se fondent dans le décor de leurs films respectifs aussi. Cette neutralité, cette froideur général que le film dégage (sans doute un peu trop ostensiblement, d’ailleurs, mais on peut se dire que la forme épouse les eaux polluées du titre) déteint sur Ruffalo lui-même, qui malgré la beauté de son combat de l’intérieur, s’enferme dans une spirale de plus en plus abyssale, comme rongé, empoisonné lui-aussi mais par l’horreur de cette affaire qui n’en finit plus d’être de plus en plus terrifiante. 

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