La menace.
7.0 Délicat exercice mais il me faut d’emblée évacuer les (subjectifs) griefs à son encontre, avant de gorger The insider de superlatifs mérités.
Tout d’abord dire qu’il arrive après Heat. On verra que c’est aussi un atout néanmoins dans un premier temps il faut affronter une certaine frustration voire une franche déception, d’un point de vue romantique, s’entend : Le film manque beaucoup en effet de ce pouvoir romanesque, symphonique, glamour et tragique que Mann, alors en pleine quintessence, avait produit avec son œuvre mythique, son obsession intime, son chef d’œuvre, trois années plus tôt.
C’est un problème majeur à mes yeux, il manque à The insider la kyrielle de personnages secondaires qui fait le sel des récents récits de Mann. La dynamique est telle (complètement possédée) que ceux-ci s’accumulent et s’annulent plutôt que de créer une force, disons plus chorale.
Mais pas seulement : c’est un film nettement plus ingrat, structurellement parlant : Il donne parfois l’impression de n’être qu’une partie des rushs, d’être une possibilité de film de cent cinquante minutes parmi cent autres. C’est très déstabilisant, au point que ça joue parfois en sa défaveur, contre son pouvoir de fascination – Je décroche et/ou m’assoupis souvent, devant The insider – et contre le désir de suspension cher à Mann dont on voudrait qu’il hérite davantage.
Autre chose : J’aime beaucoup ces films d’investigations, ces « films-dossier » quand on le dit de façon péjorative, mais je me demande si dans le fond ce sont des œuvres très personnelles, si elles ne masquent pas systématiquement la personnalité, forte ou non, de leurs auteurs respectifs ? Ça répondrait à ce constat que l’objet ne me pose aucun problème, voire il produit l’effet contraire, avec des cinéastes « milieu de tableau » type Oliver Stone (JFK, son chef d’œuvre) ou François Ozon (Grâce à dieu, idem) ou Steven Soderbergh (Erin Brokovich) mais dès lors qu’il y a un auteur très identifié aux manettes, avec une patte reconnaissable entre mille, il semble s’effacer derrière son sujet. Et dans ce panier, outre évidemment le beau film de Mann, j’y mettrais le beau (Mais il s’agit à mes yeux d’un film mineur dans sa superbe filmographie) et récent Dark waters, de Todd Haynes. Deux films, The insider & Dark waters, qu’on serait par ailleurs tenté de relier sur de nombreux points, l’ammoniac dans la nicotine des cigarettes d’un côté, l’acide perfluorooctanoïque dans le téflon de la poêle de l’autre. Mais aussi d’un point de vue visuel : Une photo léchée et glaciale.
Evoquons dorénavant ses innombrables forces. Evidemment, Révélations est un grand film. Une sorte d’œuvre inattaquable, objectivement parlant. Un pur film d’investigation, complexe, ambivalent, mystérieux, dénué de facilités – ça ne te prend jamais par la main – et qui recèle une tonne d’idées, de points de fuite, de possibilité de bifurque. Il est rare de sentir un film aussi libre, qui plus est un film tiré d’une histoire vraie. Et un film aussi passionné, alors qu’il s’inspire d’un article paru dans Vanity Fair qui revenait sur le combat de Jeffrey Wigand, employé d’un grand fabricant de cigarettes, qui s’est improvisé lanceur d’alerte. Bref, sur le papier, c’est pas Le dernier des mohicans. Ce n’est pas Heat non plus. Et c’est ce qui fascine tant. Ca force vraiment le respect, de voir un cinéaste tenter à ce point, cent cinquante minutes durant.
D’autant qu’une nouvelle fois, il est intéressant de constater à quel point les ponts sont à faire entre le film et son créateur, entre le(s) personnage(s) et l’auteur. Il suffit d’évoquer Jeffrey, incarné par Russell Crowe : Il est une menace pour la corporation de cigarettes puisqu’il connait son système, qu’il est dedans, mais qu’il choisit de s’en extraire et de le trahir, un peu à l’image de ce que fait « tout le temps » Mann du polar, du biopic, du cinéma d’action ou d’espionnage. Il y a cette séquence brillante : Un soir, Jeffrey se retrouve sur un practice de golf. Il tape quelques balles, il fait nuit et il n’y a personne d’autres que lui, excepté un homme, quelques tapis plus loin, un homme par lequel il se sent observé. Il décide de faire semblant de le fuir puis de le suivre, mais l’homme lui échappe sur le parking. Cet homme c’est l’autre version de lui-même, un Jeffrey assujetti au monde, ici une firme toute puissante, tandis que Jeffrey s’y érige pleinement avec tous les dangers et la parano qui en découlent. Bref c’est une scène mémorable, dans la mesure où elle fonctionne parfaitement sur un double niveau : théorique (la réversibilité du personnage mannien) et physique (le suspense qui se joue est quasi insoutenable). Il y en a d’autres, évidemment.
La faculté d’immersion dans l’univers qu’il dépeint est une constante chez Michael Mann. Et si celui de Révélations est probablement le moins glamour d’entre tous, c’est sans doute aussi celui pour lequel on le sent le plus investi, jusqu’à l’obsession, au point qu’inéluctablement l’émotion en pâtit. L’invitation au voyage, aussi. Reste qu’il est fascinant de le voir dévoué corps et âme là-dedans tandis qu’il sort d’un film-monstre (Heat) et qu’il s’apprête à entrer dans un autre (Ali). Quoiqu’il en soit, il y a une exigence chez Mann qui dépasse le cadre du résultat lui-même, on sent que la construction du projet est longue, pesée, méticuleuse.
Résumons : Le huitième film de Michael Mann est important, colossal, c’est un film-monstre, dans le fond comme dans la forme, un film qui m’impressionne, que je rêve d’adorer, mais qui dans le fond ne me touche pas beaucoup. Là, c’était ma quatrième fois. Et je sens que le film m’échappe encore énormément. C’est bien, c’est aussi ce qui me plait, dans ce film, au cinéma en général, mais c’est aussi ce qui m’empêche d’être vraiment ému car pas suffisamment attaché à ses personnages et sa structure.