« You can never go fast enough »
10.0 Le film s’ouvre en pleine nuit. Lors d’une course automobile clandestine, sur un petit coin de route perdue. Un quatre-cent mètres pour se faire un peu de thune. Une Chevy55, grise, arbore l’aspect d’un vieux tacot mais renferme un moteur archi customisé. Elle s’élance, avec à son bord deux types déjà perchés, incarnés par deux musiciens issus de la contre-culture, James Taylor (qui semble échappé d’un film de Bresson, entre Le diable probablement & Quatre nuits d’un rêveur) & Dennis Wilson. Ces deux types n’auront jamais de nom. Uniquement The Driver & The Mechanic, au générique. Rarement le bruit d’un moteur n’avait été aussi vrai, palpable, organique que dans cette ouverture – dans ce film tout entier. Très vite, une voiture de police interrompt les désoeuvrantes festivités. Pas le temps pour la Chevrolet de profiter de sa victoire ni pour nos compères d’empocher leur butin. Elle s’enfuit, ils s’enfuient, reprennent la route vers l’Est, sans but précis, sinon de vivre en participant à des courses de voiture.
Il y aura de nombreuses courses dans Two-lane blacktop mais jamais vraiment de victoire. L’affrontement avec une Pontiac GTO jaune de 1970 sert de (fausse) trame narrative : Cette course-là (entre la plus élégante, séduisante et fantasmatique des voitures (la GTO jaune) et la plus fascinante, ingrate et effrayante (la Chevy grise)) n’aura pas lieu non plus, la destination (Washington DC) jamais atteinte. Quant à l’adversaire (campé par un Warren Oates tout juste sorti de La horde sauvage) il n’existe pas plus que nos deux trublions monolithiques sinon au travers d’histoires, souvenirs inventés qu’il débite continuellement à des auto-stoppeurs. Ils sont jeunes, désabusés, mutiques et secrets ; il est vieillissant, joueur, volubile et affabulateur. Ne reste que la route (gagner des courses, payer le carburant et les éventuelles réparations, rouler…) et des rencontres éphémères, avec d’autres citoyens hors du monde, hors du temps. La plus imposante de ces rencontres : Une jeune routarde paumée, qui trouve refuge dans la Chevy puis parfois dans la GTO, mais qui finalement choisira un motard (rescapé d’Easy Rider ?) de passage à un carrefour.
Macadam à deux voies n’a l’air de rien – tant le nœud dramatique y est étriqué – il semble pourtant tout dire de la jeunesse américaine de son époque, léthargique, et de ces marginaux désillusionnés. Cette Amérique ballotée entre la guerre du Vietnam, la contestation sociale et la libération des mœurs. Plus fort encore : Il agit en parfait carrefour du cinéma américain, en idéal représentant du Nouvel Hollywood. C’est le road-movie le plus pur, le plus radical qui puisse exister. Le miroir déformé de Vanishing point, tant ils forment tous deux une vision mélancolique de l’Amérique. Mais là où le film de Sarafian semble exclusivement américain dans sa forme, l’héritage cinéphilique ici tient sans doute davantage du cinéma européen, Antonioni en tête, le parant d’une singularité totale – plus proche d’un Zabriskie point, in fine – tant il est pourtant ancré sur les terres du nouveau monde. « C’est comme un film de drive-in, dirigé par un réalisateur de la Nouvelle Vague » pour reprendre les mots de Richard Linklater, le réalisateur de Génération rebelles ou Boyhood.
Voilà pourquoi le road-movie – et plus encore celui de Monte Hellman – n’est qu’un western actualisé, faisant route sur une terre à conquérir, une terre de voyage et de mythe. Western qu’Hellman a par ailleurs visité dans The shooting, quelques années plus tôt. Il s’agit donc de visiter le continent, de le conquérir. Six Etats sont traversés dans Macadam à deux voies : La Californie, l’Arizona, le Nouveau Mexique, l’Oklahoma, l’Arkansas et le Tennessee. De Los Angeles à Nashville, grosso modo. Et le film n’ira pas plus loin. Il n’ira pas jusqu’à Washington. La pellicule s’embrasera avant. Image célèbre qui lui vaut d’être l’une des fins les plus folles, audacieuses de l’histoire du cinéma, complètement en osmose avec la dynamique du film et celle de ses personnages, qui dérivent vers on ne sait quoi et qui ne savent pas communiquer. La scène de fin entre en écho avec celle du début. Macadam à deux voies est un ovni, une énigme, un film-charnière, un chef d’œuvre post-moderne.