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Archives pour février 2021

Pieces of a woman – Kornél Mundruczó – 2021

23. Pieces of a woman - Kornél Mundruczó - 2021Scènes de la vie d’un deuil périnatal.

   8.5   C’est un film sur le deuil de l’un des drames intimes les plus terribles qui puissent exister. Un récit écrit par ailleurs à quatre mains, celles de Kornel Mundruczo & Katie Weber (son épouse) qui ont jadis vécu sensiblement ce même drame.

     Il s’agit du troisième film de que je voie du cinéaste hongrois. Je n’avais pas aimé Delta (2008) moyennement White god (2014). La surprise est donc d’autant plus forte. Pour être honnête, je n’avais rien lu à propos du film avant de m’y plonger. Je ne savais même pas de quoi il était question, ça a dû beaucoup jouer.

     C’est le récit de la fragmentation d’une femme. En ce sens, le titre ne ment pas. Et encore moins du point de vue de sa mise en scène : Surcadrages permanents, via des vitres, des cloisons, des miroirs. Fragmentation du corps ensuite, flagrant durant le procès (bouche, mains, nuque…) autant que lors de la longue scène inaugurale, qui s’intéresse toutefois moins au corps qu’à ce que l’accouchement imminent produit là aussi par fragmentation : la sueur, le sang, les relents, les râles, les cris, les larmes.

     En effet, Pieces of a woman s’ouvre sur un morceau de bravoure : Constitué d’un long plan-séquence anxiogène d’une vingtaine de minutes, il s’agit de relater tout le processus d’un accouchement se déroulant à la maison : La perte des eaux, l’arrivée de la sage-femme de substitution, le bain, les contractions, les rots, les cris, l’extraction du bébé. Un accouchement qui a la particularité de très mal se dérouler.

     Tout le film s’agite alors autour de cette séquence introductive, qu’il s’agisse de gérer la relation conjugale ou d’affronter une mère ou un procès. Mais il choisit un angle de vue en priorité, un personnage : Martha. Son purgatoire silencieux, sa volonté de survivre dans l’absurdité jusqu’à sa résurrection par émancipation.

     On pourra toujours regretter que le film choisisse davantage Martha que Sean. Qu’il le délaisse pour le transformer en bonnet – Mais la réapparition de ce bonnet s’avère bouleversante, lorsque Martha fait face au pont achevé et libère les cendres au vent. Je pensais que le film se terminerait sur cette image, d’ailleurs. Cet épilogue est (trop ?) entièrement pour elle. On peut se dire que tout le monde n’a pas le talent de faire une fin comme celle des Parapluies de Cherbourg. On peut aussi se dire que le programme proposé par le titre est respecté : Pieces of a woman. De ce point de vue, j’accepte complétement ce déséquilibre et la sortie de Sean. Je trouve ça même déchirant.

     Il faut tout de même parler de Sean, puisqu’il est partout sans forcément être dans le champ. On peut commencer par dire que le film est découpé en sept chapitres. Sept dates très précises, accompagnées de l’image du même pont en construction. Parmi les nombreux symboles égrenés par le film, on retient le plus beau, l’histoire du pont de Tacoma, inauguré en juillet 1940, écroulé en novembre de la même année. C’est Sean qui l’intègre dans le récit. Rien d’étonnant puisque Sean construit des ponts, c’est son métier, sa passion. On apprend d’emblée qu’il rêve de montrer ce pont achevé à sa fille.

     En filigrane, il y a l’idée du contraste de classe. Elle est issue d’une famille bourgeoise, lui a grandi dans un milieu prolétaire à Seattle : Leur séparation le conduit d’ailleurs à y revenir, à repartir pour Seattle. Et ce conflit pèse sur eux en permanence, aussi bien quand il s’agit de louer une voiture que lorsqu’il faut acheter une stèle. Sean est toléré dans la famille de Martha, comme une mère tolère le choix de sa fille. Si Mundruczo le sort si vite du film c’est donc moins par désintérêt pour lui que par honnêteté envers le récit : Le film sur lui reste à faire.

     Pieces of a woman cultive donc le gout de la métaphore, du symbolisme. Mais ce n’est pas gratuit pour autant. Le pont pour Sean. La pomme pour Martha. Le pont et la pomme, c’est ce bébé, qui ne verra jamais le jour. Le pont et la pomme sont irréconciliables, dans Pieces of a woman. Il rêvait de montrer ce pont à sa fille. La seule odeur dont elle se souvient du bref moment où elle tenait son bébé vivant dans les bras, c’est celle de la pomme.

     Il faut une scène, simple, en apparence anodine, à l’opposé de ce plan séquence initial imposant pour que le film et Martha trouvent une forme de libération miraculeuse assez bouleversante : L’apparition d’une photo dans un laboratoire, révélant les cendres d’un court bonheur qui a pourtant bien existé. Une image manquante qui servira à parfaire le deuil, bien plus qu’un cruel processus d’incrimination. C’est aussi cela que raconte le film : Il n’y a pas de place pour la justice, seul l’accomplissement du deuil permet de revivre.

     Pour incarner un personnage aussi complexe, il faut une actrice habitée, en état de grâce. Immense Vanessa Kirby. C’est ma grande découverte : Il semble qu’elle ait joué un rôle majeur dans la série The crown. De mon côté, je ne l’avais vu que dans MI6 et dans un opus de Fast and furious. Rien qu’y puisse la révéler pleinement. Mais tous les comédiens sont sensationnels là-dedans, Shia LaBoeuf compris, aussi surprenant que lorsqu’il joue chez Von Trier, dans Nymph()maniac.

     Alors bien entendu, je ne suis pas contre parler de cette ouverture, incroyable – insoutenables vingt-cinq premières minutes – puisque c’est le socle. Mais j’ai lu tellement de choses ci et là, avis positifs ou non, qui ne parlent que de cette ouverture, occulte les trois quarts restants, tout aussi merveilleux à mes yeux. La tirade de la mère (Ellen Burstyn, impériale, comme souvent) par exemple, d’une puissance inédite. Ainsi que le procès. Puis cette fin. 

     Evidemment, on y trouve plein de défauts, une symbolique appuyée, une trop imposante virtuosité. Si l’on devait lui trouver une inspiration, elle se situerait entre Haneke et Bergman. Quoiqu’il en soit, difficile pourtant de nier la déflagration que le film aura produit sur moi. Il est rare que je sois à ce point en lambeaux du début à la fin d’un film. Que sa digestion soit si lente. Que je ne pense qu’à une chose, le revoir, tout en le refusant aussi, tant il est éprouvant.

Malcolm & Marie – Sam Levinson – 2021

23. Malcolm & Marie - Sam Levinson -2021Hearts wide open.

   7.5   Hyper impressionné par cette nouveauté (d’un cinéaste dont je ne connaissais pas le nom) estampillée Netflix. Déjà par son unité de temps, puisque le film se déroule entièrement le temps d’une nuit. Puis par son unité de lieu, puisque tout se déroule dans une maison. Avec au centre, deux personnages. C’est tout. C’est un dispositif qui peut s’avérer étouffant, mais Sam Levinson fait vivre le tout brillamment, avec beaucoup de finesse (le film est parfois virtuose sans que ce soit écrasant) et une distance assez exemplaire.

     Pourtant Malcolm & Marie peut vite souffrir de ses nombreux modèles. Certains plans sont des décalques du Eyes Wide Shut, de Kubrick. Avec l’idée de capter en priorité les visages et leurs déformations par l’émotion, c’est aussi le Faces, de Cassavetes qu’on veut retrouver. On peut aussi y déceler l’influence d’un Buñuel, tant l’impossibilité de dîner (Le charme discret de la bourgeoisie) ou celle de quitter la maison (L’ange exterminateur) plane sur leur impossibilité à faire l’amour, entre deux disputes. Quant à l’écrin qu’impose le noir et blanc stylisé, il place le film aussi bien dans le mythe que dans une mouvance du néo-réalisme italien, Antonioni et Rossellini en tête. Sauf que ce patronage est aussi intégré dans le récit, en effet on y parle sans cesse de cinéma (Malcolm est cinéaste, Marie sa muse), de Spike Lee, William Wyler, Gillo Pontecorvo et il est clairement évoqué un contraste de classe (il est issue d’une famille bourgeoise, pas elle) qui renvoie le récit aux limites de la forme imposée par le film. C’est assez vertigineux.

     Le postulat est simple (mais riche) : Un couple rentre d’une soirée de gala (la première projection de son film à lui) et se dispute. On comprend vite qu’il ne l’a pas remercié durant son discours. Mais ce n’est que le début d’une longue entreprise de règlements de compte, parsemés pourtant d’instants plus doux voire détachés, avant qu’un autre grief (finalement plus profond) remette la machine hystérique en route. C’est très intense, bavard, bruyant et magnifiquement écrit.

     La forme se caractérise par de nombreux longs plans-séquences construit autour de la parole. C’est un reproche qu’on pourrait lui faire : Le film est fort dès qu’il capte le langage, moins dès qu’il tente de saisir les creux, sans doute car il ne le fait pas suffisamment. Et dans le même temps c’est aussi son sujet : Le couple a traversé des épreuves ensemble, sans pourtant savoir qui ils sont au fond l’un et l’autre. L’esperluette du titre ne raconte que ça tant elle agite un double sens, englobant le couple tout en leur rendant leur individualité respective.

     Zendaya et John David Washington sont tous deux exceptionnels, habités par leur interprétation du premier au dernier plan. Si on devait chacun leur détacher une scène hors de leur dispute, pour lui ce serait celle où il s’en prend à la critique du L.A.Times (difficile de savoir si tout est écrit tant ce qu’il déblatère est quasi abscons ou s’il improvise un peu, mais purée c’est complètement fou, et hyper drôle) pour elle celle du couteau (Franchement je ne l’ai pas vu venir).

     On pourrait dire qu’à l’instar de Pialat et Bergman, le film fait l’autopsie du couple (en crise) d’autant qu’il y a là aussi une part de mise en abyme. Mais d’une part Malcolm & Marie a très peu en commun avec Nous ne vieillirons pas ensemble ou Scènes de la vie conjugale. D’autre part, il a une dimension politique très actuelle, et c’est un film né de notre crise sanitaire : Le dispositif découle moins d’une idée gadget que d’un geste pragmatique, c’est un film écrit pendant le confinement et je crois qu’on le ressent.

Take the 5:10 to Dreamland – Bruce Conner – 1976

09. Take the 5,10 to Dreamland - Bruce Conner - 1976Les films rêvés.

   6.5   Virage surprenant pour Bruce Conner puisqu’il réinvestit la nature. Bien sûr le procédé ne change pas, l’auteur fonctionne toujours sur un assemblage d’images trouvées. Ici, elles proviennent de nombreux films éducatifs que le réalisateur américain collecte depuis longtemps.

     En raison de sa durée (Cinq minutes et dix secondes) le film est intitulé Take 5 :10 to Dreamland. Ça ressemble à un titre de western. Ce n’est ni Yuma, ni Gun Hill mais Dreamland : Une volonté de quête d’un paradis perdu. Un dernier train à prendre vers le pays des rêves.

     Deux éléments jouent pleinement sur cet effet d’onirisme : Tout d’abord la musique de Patrick Gleeson, transe discrète accompagnée de cris d’oiseaux ; L’image en sépia ensuite, quand bien même elle semble déboucher d’une contrainte de production – un problème au niveau de la transformation du son en imprimante optique – plus que d’un parti pris.

     Quoiqu’il en soit, le film est très beau, doux, lumineux, apaisant. C’est une série d’images agencées poétiquement, nous offrant la possibilité de faire nos propres connexions entre elles / avec elles. On y voit notamment un homme buvant de l’eau à la rivière, une plume voltiger au gré des vapeurs produites par un radiateur, une femme s’observant dans un miroir, un lapin endormi, une jeune fille faisant rebondir une balle, une éclaboussure (au ralenti) dans une tasse de lait, un objet non identifié dans le ciel. Il y a du Maya Deren là-dedans.

Ricky Bobby, roi du circuit (Talladega Nights, The Ballad of Ricky Bobby) – Adam McKay – 2007

15. Ricky Bobby, roi du circuit - Talladega Nights, The Ballad of Ricky Bobby - Adam McKay - 2007« Shake’n’bake »

   7.0   En France, Talladega nights : The ballad of Ricky Bobby (quel beau titre !) est sorti (mais pas en salle) en 2007 : La grande année pour Apatow, qui bien entendu nous offrait de ses soins le merveilleux En cloque, mode d’emploi et produisait d’une part ce film d’Adam McKay, ainsi que Supergrave, de Greg Mottola. Que dire si ce n’est que ces trois films font de parfaits représentants si tant qu’il faille répondre à cette question : Apatow, c’est quoi ?

     Bon, Ricky Bobby : roi du circuit (quel titre de merde !) est surtout un film d’Adam McKay, avec Will Ferrell. C’est là son génie, c’est là ses limites : Sa générosité est si inédite, si outrancière, qu’elle peut, suivant l’humeur, générer de l’hermétisme (un peu mon cas durant la première partie pré Jean Girard) ou communiquer sa joie de faire à te plier en quatre (moi ensuite). C’est aussi une belle année pour Will Ferrell, que l’on retrouve dans l’excellent Les rois du patin, de Josh Gordon & Will Speck.

     Alors ça raconte quoi, The ballad of Ricky Bobby ? C’est un récit de course automobile au déroulement très classique (gloire, rivalité, accident, retour, éveil à la vie) dont on peut entendre les échos plus ou moins évidents dans au pif Jours de tonnerre, Cars, Driven, Rush ou Fast and furious. Mais si l’on sent Adam McKay passionné par les courses sur le bitume et le monde qu’elles dessinent, il l’est clairement davantage encore par la satire, la comédie et la folie de ses comédiens. Je pensais pas que le film irait si loin à vrai dire, qu’il serait si perché et sur un rythme aussi soutenu, deux heures durant.

     Un mot sur ma révélation. Jusqu’ici je n’avais jamais été épaté par Sacha Baron Cohen (excellent ceci dit, dans un autre registre, dans Les sept de Chicago) mais ici punaise j’en redemandais, je le cherchais partout, avec son accent français improbable, ses « Ricky euh Beuby » à répétition, son sex appeal gay hilarant et des répliques géniales du type : « You spilled my macchiato! » ou « I love crepes » ou « We invented democracy, existentialism, and the ménage à trois ». J’ai déjà envie de revoir le film rien que pour lui.

Terreur sur la ligne (When a stranger calls) – Fred Walton – 1980

11. Terreur sur la ligne - When a stranger calls - Fred Walton - 1980« Have you checked the children? »

   6.0   Le film est très réussi sitôt qu’il se concentre sur sa victime, d’autant que Carol Kane a vraiment le physique et l’interprétation adéquats, non loin d’une Shelley Duvall. Ce n’est évidemment pas du niveau de Shining, mais on retient essentiellement les vingt premières minutes et les vingt dernières, qui agissent en miroir et sont d’une intensité malsaine rare. Merci Dana Kaproff pour la musique : Un poil sur-utilisée certes, mais elle propulse le film vers des rives anxiogènes, bien accompagnée par l’ambiance sonore et la récurrence de la stridence téléphonique.

      En son centre, c’est en revanche plus décousu. A vouloir filmer en parallèle le psychopathe évadé de son asile (profitant de passer dans la roue du Halloween, de Carpenter) se cherchant « une amie » et l’enquêteur à ses trousses, Fred Walton se perd un peu. Disons que dans le genre, L’étrangleur de Boston est passé par là. Et que Schizophrénia ou encore Maniac feront mieux dans la foulée.  Et puis Fleischer, Kargl & Lustig sont des cinéastes un poil plus inventifs, il me semble.

     Mais le film vaut assurément le détour pour son ouverture. Ainsi que pour la conclusion de son ouverture, sèche, macabre et en totale rupture avec ce que l’on attend : Le prolongement, l’affrontement ou la résolution frontale chère au cinéma de genre. Difficile de ne pas voir dans cette ouverture une matrice du Scream, de Wes Craven, puisque le coup de fil et le home-invasion sont reliés. D’autant que la maison exerce là-aussi un vrai pouvoir d’attraction tout en faisant la part belle à de mystérieuses zones d’ombre.

     Quant à cette fin, elle achève d’en faire home-invasion haut de gamme. Rarement eu autant de frissons qu’au moment de la scène du lit. J’en frissonne rien que d’y repenser. Bref, les deux extrémités sont très intenses et le film tente autre chose en son cœur, c’est tout à son honneur, même si le résultat est un peu raté. Terreur sur la ligne donnera naissance à un remake (du même nom) réalisé par Simon West en 2006. Dans le peu de souvenirs que j’en garde, le film cochait lui, toutes les (mauvaises) cases.

Duelle – Jacques Rivette – 1976

02. Duelle - Jacques Rivette - 1976« Je ne vois que l’envers de l’endroit que je tisse » (Cocteau)

   5.0   « Selon un vieux mythe païen, l’année était divisée en lunaisons occupées par les semailles, les moissons, les vendanges, etc. Entre la dernière nouvelle lune d’hiver et la première pleine lune de printemps, il s’écoulait une période de quarante jours, le Carnaval, où les morts revenaient sur terre. Duelle se passe pendant ce laps de temps, au cours duquel la déesse de la Lune, Leni, et la déesse du Soleil, Viva, s’affrontent pour retrouver la bague qui leur permettra de rester sur terre, et qui est tombée dans les mains de plusieurs mortels : Pierrot, sa sœur Lucie, et sa maîtresse Jeanne, qui se fait appeler Elsa. Lucie aura de dernier mot, à l’issue d’un combat nocturne sous l’arbre du Noroît »

     Voici le très beau résumé qu’en a proposé Hélène Frappat, dans son ouvrage Jacques Rivette, secret compris. Pourtant, sur ces quelques mots de présentation, c’est sans aucun doute le Rivette qui me tentait le moins. Mais sitôt qu’on remplace les prénoms Leni & Viva par Juliet Berto & Bulle Ogier, l’envie réapparait. Duelle fait partie d’une trilogie inachevée : Scènes de la vie parallèle. Noroît sera l’autre volet. A cette époque il faut dire que Rivette sort d’Out1 : Noli me tangere (qu’il va vraiment falloir que je me décide à regarder) sa fresque post-soixante-huitarde de douze heures et Céline et Julie vont en bateau, film-somme, ludique, réversible, fantastique, à la lisière du film de fantômes. Duelle en est-il un prolongement ?

     Pas vraiment tant il fait office de parenthèse à l’opposé de toute forme de réalisme. Versant dans une dimension purement fantastique, hanté par des revenantes, le film laisse moins de place au jeu, à l’aspect interactif que l’on retrouvera notamment dans La bande des quatre. Rivette s’efface presque derrière ses actrices, leur laisse le champ libre pour faire gagner la rêverie de la fiction : Une histoire de magiciennes craignant l’ombre pour l’une, la lumière pour l’autre, mais partageant le même but : S’enquérir d’une mystérieuse pierre. Le projet ne devait pas au préalable s’appeler « Les filles du jeu » pour rien. Néanmoins, de jeu Duelle en manque. Cette lutte entre deux déesses passionne moins que leurs seules apparitions dans le champ. Le film est radical en ce sens que son mystère ne se rattache à aucune réalité, aucun espace connu. Hermétique en ce sens qu’il ne ressemble à rien. On peut en être admiratif, je l’ai été par instants – le film est très beau visuellement – mais ce n’est pas toujours facile de s’y investir, de saisir les codes et de s’en accaparer une lecture.  

Elle et lui (Love affair) – Leo McCarey – 1939

01. Elle et lui - Love affair - Leo McCarey - 1939Cette sacrée destinée.

   8.0   A l’instar d’Hitchcock avec L’homme qui en savait trop (Une version en 1934, une autre en 1956) Leo McCarey fera deux fois Elle et lui : Une première fois en 1939 avec Irène Dunne & Charles Boyer, une seconde fois en 1957 avec Deborah Kerr & Cary Grant. Dans chaque cas il s’agit d’en produire un remake colorisé.

     C’est ma première rencontre avec le cinéma de McCarey. C’est donc aussi la première fois que je voie Elle et lui. Il semble que le remake a davantage la cote. Un peu comme chez Hitchcock en somme. J’essaierai de m’y pencher rapidement. Pour le moment celui qui m’intéresse c’est celui de 1939. Et il est très beau.

     Elle c’est Terry McKay, une chanteuse de cabaret. Lui c’est Michel Marnet, un célèbre sportif français. Ils se rencontrent sur un paquebot, qui fait croisière de l’Europe vers les Etats-Unis où ils doivent épouser leurs fiancés respectifs. Au fil du voyage ils se rapprochent (notamment lors d’une somptueuse escale à Madère, le grand pas-de-côté du film, tout en sérénité, qui résonne en écho bouleversant avec la fin : le châle, le tableau) et se promettent finalement de se retrouver six mois plus tard à 17h sur le toit de l’Empire state building pour s’y marier. 

     Durant ces six mois, chacun aura pris ses dispositions, annulé son mariage, changé de travail, pensé chaque jour à l’autre, bref tout est réuni le jour j pour l’intensité des retrouvailles au sommet de New York. Mais ce 1er juillet, le destin va en décider autrement. Sans trop en dévoiler, la troisième partie du film révèle son lot de surprises, de changement de ton.

     La date a son importance, puisque le film a la particularité de se jouer sur une année, et trois temporalités reliées symétriquement à six mois d’intervalle. Cet effet de miroir apparaît à de nombreuses reprises. Il suffit de citer la toute première rencontre, où tous deux se parlent à travers un hublot. Cette idée du miroir, du double, résonne fortement avec celle du couple, du mariage qui habite littéralement tout le film.

     Irène Dunne & Charles Boyer sont tous deux formidables. Les dialogues (en grande partie signés Delmer Daves) sont merveilleux, les décors sont d’une grande beauté, la mise en scène d’une subtilité réjouissante. Le film s’ouvre sur un pur motif de screwball comedy avant de glisser vers la romance puis le mélodrame. C’est un classique total.

Tendre poulet – Philippe de Broca – 1978

04. Tendre poulet - Philippe de Broca - 1978On a poignardé un parlementaire.

   6.0    Toujours à la limite du trop-plein, De Broca, pour moi. Il reste sur ce beau fil dans L’homme de Rio, il en chute dans Le magnifique, par exemple. Heureusement, Tendre poulet reste sur ce fil lui-aussi. Frénétique sans toutefois tomber dans l’hystérie. Très écrit mais superbement écrit, dialogues de Michel Audiard moins cinglants qu’à l’accoutumée. Et accompagné d’un cabotinage merveilleux signé Philippe Noiret & Annie Girardot. Et puis il y a cette idée géniale d’être autant dans la romance que dans le slasher, dans le vaudeville qu’au sein de l’enquête.

     L’argument est chouette : Noiret y campe Antoine, un professeur de Grec en université, languide et anti-police. Girardot, Lise, une commissaire de police survoltée. Un jour, alors qu’il est en mobylette, elle le renverse avec sa voiture. Ils découvrent bientôt qu’ils étaient camarades de classe au lycée. Ils continuent de se voir mais leur relation est une somme de rendez-vous manqués, notamment parce que Lise se retrouve accaparée par cette histoire de serial killer, qui assassine des parlementaires.

     Adapté du roman Le Commissaire Tanquerelle et le Frelon, de Jean-Paul Rouland, Tendre poulet est parfois too much, souvent irrésistible. Il permet surtout de constater qu’on ne fait plus ce genre de comédie policière populaire aujourd’hui. Enfin qu’on ne les fait plus avec autant de talent. Rien que dans sa façon de filmer Paris – De Broca effectue une visite de long en large – ou de plonger dans une course-poursuite, le film est très beau, plein d’idées, avec des longues focales, des ruptures de ton, le tout sans aucun temps mort. Il faut maintenant que je voie On a volé la cuisse de Jupiter.

Landscape (for Manon) – Peter Hutton – 1987

31. Landscape (for Manon) - Peter Hutton - 1987La lumière pour lui dire.

   6.0   Qui est Manon ? S’il semble tiré d’un tableau de Thomas Cole (L’une des grandes inspirations de Hutton) ce titre évoque un film comme on enverrait une lettre, des images plutôt que des mots. Une enfant qui naît, pour lui présenter d’emblée la beauté du monde ? Une femme qui meurt, pour lui faire accepter l’éternité ? Une déclaration de la beauté naturelle, aussi bien dans sa picturalité que dans ses mouvements microscopiques. Une somme d’enregistrements, plus ou moins étirés, qui se succèdent sans se répondre et partagent seulement le passage de la lumière, discret ou puissant, ainsi que la captation de leur ancrage géographique, puisqu’il s’agit, pour Hutton, d’effectuer une première approche des paysages de la vallée de l’Hudson, avant Study of a river puis Time and tide. Des images, intégralement en noir et blanc, et une absence totale de son. Il faut se fabriquer une bande sonore intime, mentale. Et c’est sans doute ce qui brise l’élan du témoignage réaliste et ouvre une passerelle vers le merveilleux et l’intemporalité.

Enorme – Sophie Letourneur – 2020

02. Enorme - Sophie Letourneur - 2020Fantaisie impromptue.

   8.0   L’argument est d’emblée savoureux puisqu’il s’agit de suivre la vie d’un couple un peu particulier – où les rôles peuvent être vus comme étant renversés – dans lequel Claire, une pianiste de renom qui donne tout pour son métier, sa passion, et Frédéric son mari, qui s’occupe de tous les à-côtés – il est son agent, son homme à tout faire, son relaxant et son premier admirateur – ont décidé de vivre ainsi, sans enfants, sans jamais qu’il en soit même question. Jusqu’ici du moins. Car Frédéric qui vient d’avoir quarante ans, découvre qu’il veut être père. Et le seul moyen qu’il le devienne, décide-t-il, c’est en faisant un enfant dans le dos de Claire : Facile, puisque c’est aussi lui qui gère sa prise de pilule. Une inversion aussi géniale qu’efficace, pur produit de screwball comedy.

     Si le film fonctionne si bien – qu’on y croit, malgré sa fantaisie multiple – c’est parce qu’il est en partie autobiographique : Sophie Letourneur a déjà fait l’expérience de la grossesse. Et ça se voit. Un homme n’aurait aucunement pu faire ce film, impossible. Ainsi et à l’instar de La vie au ranch au sein duquel elle reconstruisait des situations dialoguées au moyen d’enregistrement réels collectés dans ses soirées passées, Letourneur s’est ici inspirée de notes prises durant le neuvième mois de sa seconde grossesse.

     Ce qui intéresse passionnément la cinéaste depuis le début, c’est le savant mélange de réel et de fiction. Ou plutôt : Ce que le documentaire apporte à une matière fictionnelle. Ici en priorité, le milieu hospitalier (tout le dernier quart du film qui voit passer gynéco, sage-femme, infirmières dans leur propre rôle) ou celui de la musique classique. Mais on peut y ajouter le chamane, la prof de piano, l’hypnothérapeute ou la (vraie) mère de Jonathan Cohen. Tous ont la particularité d’être dans la vie ceux qu’ils sont dans ce film. C’est déjà un peu une victoire du réel sur la fiction.

     Ce qui va très loin dans Enorme – Et c’est une grande première – c’est que le contre-champ de cet aspect documentaire est incarné par deux présences nouvelles dans le cinéma de Letourneur : Deux stars, Marina Foïs et Jonathan Cohen. Géniaux tous les deux. Et le format choisi accentue ce trouble : Il est carré. Offrant à la fois une extrême proximité autant qu’il génère une grande force d’imprévisibilité puisque le champ contrechamp reste roi. C’est cette extrême dissonance qui donne tout son charme alchimique au film, qui nourrit la fiction par le documentaire et vice-versa, en offrant souvent le champ à l’un et le contre-champ à l’autre. Des champs contrechamp très bizarres, plein de faux raccords, à l’opposé des standards. Qui raconte le processus atypique de tournage, puisqu’il s’agit de faire jouer les acteurs à vide, la plupart du temps. C’est terriblement casse-gueule mais c’est magnifique, puisque ça fonctionne.

     La quête du réel que le film s’impose vient pourtant compenser une plongée de plain-pied dans la fiction, qui ne cache jamais sa matière. L’énorme ventre, ce ballon de baudruche qui apparait brutalement, vient en parfait exemple de ce dévolu fictionnel. Le trucage révèle une autre réalité, psychique. Une monstruosité, une bizarrerie. Enorme se cale sur ce qui raconte : C’est un objet hybride, à cheval entre le réel et la fiction, sur une expérience aussi naturelle que monstrueuse. Les interprètes et les décors sont employés de la même manière. Les acteurs ne sont pas maquillés. Les situations pas toujours bien éclairées. On retrouve un peu (en mieux) ce que Donzelli faisait à ses débuts dans La reine des pommes (au format similaire par ailleurs) avant qu’elle ne se laisser guider par un cinéma nettement plus dans l’air du temps.

     L’accouchement sera le point d’orgue de ce dispositif puisqu’il a la particularité d’être réel, frontal, organique – Et la crudité avec laquelle son processus est conté, permet d’accentuer cette sensation de réalisme. Mais ce n’est évidemment pas celui de Marina Foïs. On y croit seulement par la magie du montage et du contre-champ. C’est l’un des accouchements que Sophie Letourneur a retenus, parmi les nombreux qu’elle a réellement filmés, sur un mois passé à l’hôpital Trousseau, à Paris.

     La scène de l’expulsion du bébé c’est vraiment la victoire du réel à proprement parlé puisque c’est un véritable accouchement auquel on assiste, traduit dans un même plan, avec une vraie sage-femme. Il est très facile de fictionnaliser ce genre de séquence, soit par le jeu (une actrice pouvait incarner la sage-femme) soit par le plan (procéder à des variations, plan d’ensemble / plan serré par exemple) mais Letourneur choisit sans compromis ce plan fou, documentaire, qui peut faire écho à l’accouchement du Milestones, de Robert Kramer & John Douglas. Et cet accouchement est long, rien à voir avec ceux que l’on voit habituellement au cinéma. On y ressent la durée, le labeur, les craintes de la sage-femme, la pesanteur si particulière de la salle de travail. On y ressent le réel.

     Letourneur est une bricoleuse en marge, qu’importe si les ingrédients changent et si la menace du mainstream plane. Il n’y a aucune chance qu’elle s’y gaufre : Pour avoir assisté à une séance en sa présence, ça m’a sauté aux yeux, elle est trop perchée et honnête avec elle-même. Je l’entends encore chier volontiers sur la bande-annonce (clairement ratée) de son film, tandis qu’elle était ce soir-là accompagnée de son distributeur. Elle reste en marge tout en se réinventant, cultive aussi bien dans le film qu’en off, son goût pour le malaise. Et si ça doit en passer par une promesse de comédie populaire, tant mieux !

     Il a donc beau renfermé deux stars bankables, Enorme est un pur film de Sophie Letourneur. Toujours foutraque, inventif, il prolonge la drôlerie légère du conte de fée décalée qu’était Gaby baby doll, réactive le délire obsessionnel qui se jouait dans Les coquillettes, rappelle que la mise en scène de la parole est un exercice aussi périlleux qu’il peut être absolument jubilatoire et en ce sens, Enorme fonctionne en écho à La vie au ranch ; évoque par son mélange ténu entre fiction et documentaire le plaisir du faux-film de vacances amateur que constituait Le marin masqué. Dans chaque film, il s’agit de travailler le son et l’image d’une façon très singulière.

     Et le film se termine bizarrement. Sur le concert, tant redouté. Et Letourneur filme bien entendu Marina Fois effectuant son solo au piano sur Ravel ; mais aussi, plus surprenant, elle filme les visages des autres musiciens, qui ne jouent pas, cadrés un par un, comme si on leur donnait le pouvoir d’exister à l’écran, autrement qu’en faire-valoir de l’héroïne ; Et elle ne se contente pas de cette idée, elle insère entre tout cela des plans du nouveau-né. Ravel et la vie. Comme si se rejouait furtivement Vie, de Pelechian. C’est un final très ouvert ayant pour dénominateur commun de faire l’apologie de l’émancipation. C’est très beau.

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