Nostalgie de l’amniotique.
9.0 Ce que l’on sait d’emblée : Ma première brasse est dédié à Ben Turpin, un célèbre comique de second plan durant l’époque du muet, ayant notamment tourné aux côtés de Chaplin. Ce que l’on apprend plus tard : Luc Moullet a quarante-trois ans. Ce que l’on constate à la fin : Il a fait un film de quarante-trois minutes. Ce n’est peut-être qu’une coïncidence – et ce serait encore plus beau tant c’est tout à fait révélateur du personnage, de son refus de l’effet d’annonce. Et c’est à l’image de l’hommage : Le goût pour la marge, le second plan, le comique invisible.
En 1980, tandis qu’il dirige une collection à l’Institut National de l’Audiovisuel, Jean Collet propose à Moullet de tourner un des six téléfilms prévus sur le thème « Le Grand Jour ». Ne sachant pas nager, ce dernier se dit que ce serait un grand jour que celui où il apprendrait à nager – Et puis, il n’est jamais trop tard pour se jeter à l’eau, pense-t-il. Option imaginaire car il se fiche totalement de savoir nager ou pas. Le film raconte donc son rapport à l’eau avant la date du grand jour, ainsi que son odyssée ponctuelle de cet apprentissage.
Ce grand jour interviendra le 6 juin. Pas le jour du débarquement en Normandie mais celui où Luc Moullet, réalisateur, décide d’effectuer sa première brasse. Ce n’est pas le récit d’un triomphe mais celui d’une expérience absurde, proche du fiasco. Disons-le d’emblée : Ma première brasse est de très loin le film le plus drôle de Luc Moullet. Une véritable mine d’or burlesque de chaque instant. A vrai dire, il est rare que je rie aussi volontiers, seul, devant un film. Et ce dès l’ouverture, le premier plan, quand l’auteur s’interroge. Il est assis à une table face caméra et se présente :
« Je m’appelle Luc Moullet. Je suis cinéaste, j’ai quarante-trois ans. C’est l’âge où chez les romains on pouvait devenir sénateur. Mais on n’est plus chez les romains et de toute façon j’ai aucune espèce d’envie de devenir sénateur. A la place, pour fêter mes quarante-trois ans j’avais pensé à faire mon premier mouvement d’appareil de caméra. Mais je sens que c’est trop tôt, je suis pas encore capable, je préfère attendre d’avoir cinquante ans ou de faire mon dixième film. Et au lieu de faire un travelling je voudrais apprendre à nager. Pour nous autres intellectuels, faire un nouveau film, écrire un nouveau bouquin, c’est devenu de la routine. Tandis qu’avoir une nouvelle activité physique, c’est quelque chose d’original, de passionnant. Ça comble un manque dans notre vie. Et le jour où je saurai nager ce sera vraiment un grand jour pour moi. Et puis, plutôt que de dépenser du fric à prendre des leçons de natation, je préfère gagner quatre briques à faire un film là-dessus »
Ce sont les premiers mots du film. Une sorte d’aboutissement de tout Moullet, en somme – aussi bien de ses fictions que de ses documentaires. Cette fois, ce n’est plus ni le personnage fictif Billy le kid ni la ville de Foix, il resserre le récit sur lui et sur la tentation aussi enfantine qu’absurde – puisqu’au fond il s’en moque – d’apprendre à nager.
C’est d’ailleurs son enfance que l’on visite bientôt, à travers des souvenirs qu’il nous conte. On comprend alors ce pourquoi il ne sait pas encore nager : Une trouble histoire de malédiction sur des noyades. En revanche il aime l’eau. Il aime la boire : il aime « attraper soif pour avoir le droit de boire plus » et il sait « reconnaître l’eau d’un village de celle d’un autre village » et même « différencier deux eaux minérales avec la compétence d’un dégustateur de vin fin ».
Après avoir évoqué (images à l’appui) la présence de l’eau dans ses précédents films (notamment dans Brigitte & Brigitte ou Genèse d’un repas) on apprend aussi que Moullet aime se baigner. Dans sa baignoire. Il avoue qu’il aimerait, comme Clifton Webb dans Laura, y passer sa vie. Il se confie alors : « Mon petit bateau dans ma baignoire, je l’ai toujours appelé Bresson. Je ne sais pas exactement pourquoi. C’est peut-être parce que j’ai toujours pensé que le cinéaste Bresson portait des slips Petit bateau. Une amie m’a dit que c’était faux » Le film n’est pas commencé depuis cinq minutes que j’étais en pleurs. Il va pourtant falloir que le récit démarre. Que l’on s’extirpe de la présentation. Qu’on ait un peu d’images de cette fameuse première brasse.
Une fois que l’expérience se met en route, l’équipe (du film) elle-même intègre le champ. Chaussé d’espadrilles, accompagné d’un grand bâton et vêtu d’une longue tunique blanche, tel Jésus voguant vers Jerusalem, Moullet s’adresse à ses techniciens à plusieurs reprises, leur racontant ses premières tentatives de natation : « C’était en mai dix-neuf cent cinquante-huit, l’an treize-cent trente-six de l’Hégire. Samuel Fuller venait de tourner Verboten. Au Rwanda, les hutus avaient massacrés soixante mille tutsis. Ercole Baldini et Charles de Gaulle venaient respectivement de gagner de tour d’Italie et de prendre le pouvoir en France. Et moi j’ai essayé d’apprendre à nager dans une piscine » ose-t-il d’une posture de guide spirituel. C’est à mourir de rire.
Et là, sans prévenir, il fait entrer sa mère face caméra qui nous parle de son fils, du rapport qu’il entretient avec l’eau, mais le film coupe brutalement son intervention, comme s’il craignait in extrémis qu’elle le monopolise. C’est un magma d’idées, de surprises. L’eau, la nage n’ont toujours pas fait leur apparition. Et c’est alors qu’il se retrouve à nouveau face caméra, prêt à nous confier un souvenir.
Le voilà qu’il nous raconte avoir jadis cherché à prendre des cours de natation afin de plaire à une fille. Mais dès la première séance de natation, l’immensité et la transparence de l’eau l’ont terrifié ; surtout ce côté inhumain, abstrait, implacable, vertical, lisse de la piscine, où l’on voit tout en-dessous et qu’il est impossible de s’agripper à quoi que ce soit. « L’écho effrayant, le capharnaüm. L’enfer c’est les autres, disait le Général Bigeard. Et bien c’est pas vrai. L’enfer c’est la piscine »
Le moment tant attendu est arrivé, la mer s’approche, nous allons enfin arpenter la descente d’un sentier abrupt afin d’accompagner notre expérimentateur dans l’eau. Que nenni. Moullet retarde une fois encore l’échéance :
« Il n’y a pas encore assez de lumière pour tourner dans la baie. Attendons un moment. Je n’ai pas encore raconté ma troisième tentative : C’était en mai dix-neuf cent soixante-huit. Les tutsis avaient massacré deux-cent mille hutus, au Burundi ; Carl Theodor Dreyer venait de mourir d’une chute dans sa baignoire. Ma grand-mère était morte en février – Je vous en ai parlé de ma grand-mère ? – ; la révolution culturelle avait fait deux millions de morts en Chine ; Et il y avait des barricades à Paris. Tout allait bien. Je venais de prendre en location un appartement avec une baignoire. Et j’étais allé sur la plage avec des femmes qui avaient des seins nus. Et comme la mer avait tout de suite deux mètres de profondeur, je ne pouvais absolument rien faire. Je les regardais là pendant qu’elles se baignaient et je me sentais voyeur, ce qui me gênait. Et je sentais que ça les gênait, ce qui me gênait encore plus. Et je sentais que ça les gênait de sentir que je sentais que je les gênais »
Le texte de Ma première brasse est définitivement ce que Moullet a écrit de plus fou, de plus libre, de plus beau, de plus drôle. Evidemment, on s’en rend moins compte sans le ton qu’il y met, sans son phrasé si particulier, sans sa voix. Ce que j’aime cette voix.
Lorsque vient le moment où il doit se jeter à l’eau, Moullet en slip prend de grands airs dictatoriaux et demande d’abord qu’on braque tous les projecteurs (que l’équipe technique n’a évidemment pas) sur les endroits où il va tenter de nager, de façon à ce que l’eau se réchauffe.
Il entre enfin dans l’eau, tout doucement, mais se trouve vite éclaboussé par des vagues minuscules. Ce qu’il joue ensuite, c’est du niveau d’un one man show sans limite : « Là c’est Le grand passage. Je sens que le froid va m’envahir le ventre. La couille droite, la couille gauche. Le haut du slip a été atteint par l’eau à 10h47. La rate ! Ah bah non j’ai plus de rate. Cinquième côte, là c’est l’instant crucial ! » Il est incontrôlable.
Une fois dans l’eau, près pour l’expérience promise par le titre, il explique que selon la théorie de l’un, il faudrait expirer en écartant les bras, tandis que selon la théorie de l’autre il faudrait expirer en resserrant les bras. « Mais quand est-ce que je vais avoir le droit de respirer ? Ah ça je vous le demande ! ». Je ne sais pas ce que je donnerais pour assister à un visionnage de Ma première brasse, dans une salle comble.
Le clou du spectacle, quand il comprend qu’il doit aussi utiliser les jambes : « Je peux écarter en même temps les bras et les jambes ça d’accord. Je peux, à la rigueur, écarter les bras sans écarter les jambes, à la rigueur je vous le dis bien. Mais je peux quand même pas écarter les jambes en resserrant les bras. C’est trop contradictoire, ça me fait mal à la tête. (…) C’est une atteinte à l’unité de ma personnalité que de me demander ça. C’est une atteinte aux droits de l’Homme qui n’a jamais été signalée. (…) J’ai lu Joyce et Machiavel dans le texte mais ça c’est vraiment au-dessus de mes capacités. Je me sens comme Ravaillac. Je me sens comme la Pologne entre 1772 et 1919. Ecartelé entre les Prussiens et les Russes. C’est comme si on me demandait d’avancer en reculant. Ou de tourner un bon film avec Romy Schneider ».
Il n’y a plus de limites. Moullet ira même jusqu’à demander qu’on aille lui chercher du sel, afin de faciliter la flottaison. Et quand on l’attend le moins, le voilà qu’il entame une danse endiablée de trois minutes (sans coupe) sur la plage, au rythme de Popcorn, de Hot Butter. C’est dingue de voir combien chaque seconde de ce film brise les promesses et les attentes.
Je repense à une séquence au tout début de Genèse d’un repas. Moullet annonce qu’il va gouter les deux boites de thon. Ailleurs, d’une part le procédé aurait suivi tout un cérémonial, d’autre part il aurait été fait un coup de pub plus tranché, soit pour minimiser la différence de goût entre ces deux thons, soit au contraire pour l’amplifier. Déjà, Moullet laisse le champ à sa femme. C’est elle qui goute. Le premier thon, elle fait un peu la moue, le mange sans plaisir et avoue que c’est pas terrible. On s’attend à ce que le suivant soit délicieux ou simplement meilleur. Mais non, elle le recrache et dit que c’est dégueulasse. Il me semble que cette scène représente tout le décalage qui nourrit la personnalité et le cinéma de Moullet. Il s’agit d’être, pas de plaire.
Ce goût pour le décalage d’avec le monde se traduit ici par une réplique fabuleuse : « Quel plaisir il y a à mépriser la mer, la narguer en passant près d’elle sans se baigner, sans la regarder, sans en être esclave. J’ai même réussi le tour de force d’aller aux Bahamas sans jamais me baigner. J’ai pris le même pied qu’à New York lorsque je me suis refusé à monter à l’Empire State Building. Quand j’irai à Istanbul je ne visiterai pas Sainte-Sophie. Quand j’irai à Panama, je n’irai pas voir le canal. Quand je serai à Moscou j’éviterai La place rouge. Quand je serai à Théus je n’irai pas voir les demoiselles »
Ainsi, un moment donné et en toute logique, Moullet décide de mettre un terme à l’expérience. Puis il s’interroge à nouveau : « J’avais pensé qu’à la fin du film ou bien je saurais nager ou bien je ne saurais pas nager. J’avais envisagé les deux solutions. Mais je n’avais pas pensé que je pourrais ne pas savoir si je savais nager ».
Il finira par effectuer quelques mouvements de brasse, sans triomphe : « C’est le transport le moins touristique et le moins rapide. Je comprends pourquoi Madame de Sévigné écrivait à Paul Léautaud : « Paul ! Rien ne sert de nager, il faut savoir pourquoi » Remboursez ! Remboursez ! »
Et le film s’achève dans la douceur, avec ce générique qui a ceci de très beau que l’on suit durant son déroulement, l’équipe technique en train de ranger le matériel sur la plage.
Sincèrement, c’est l’un de mes « films médicament ». Je peux le revoir à tout moment, quand ça va, quand j’ai un coup de mou, quand j’ai besoin de rire, quand Moullet me manque. C’est son chef d’œuvre, à mes yeux.
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