Les désaxés.
8.5 S’il agit déjà de manière détournée, le premier film réalisé par Clint Eastwood est quasi un document sur l’icône qu’il est devenu. Désormais célèbre pour ses rôles dans les westerns de Sergio Leone, il prend d’emblée le parti de briser ce statut avec toute l’ambiguïté qu’il ne cessera d’alimenter dans chacun de ses films à venir.
Dans Play Misty for me (Un frisson dans la nuit, dans nos contrées, au secours) Clint y incarne Dave Garver, disc jokey dans une radio jazzy locale. Un soir il fait la rencontre d’Evelyn et découvre qu’elle est l’admiratrice anonyme qui chaque soir lui demande de passer Misty, d’Erroll Garner. Déjà obsessionnelle mais pas encore flippante. Ça viendra.
Ce n’est pas un scénario prétexte, puisque le récit s’inspire d’un harcèlement qu’il a jadis vécu et qu’il y a un désir de réactiver le film noir sous le soleil californien. Mais il y a toutefois une volonté d’exorciser le mythe qu’il a créé afin d’affirmer ses propres aspirations. Dès l’ouverture, on distingue un portrait de lui dans la maison. Quand le film se termine, le portrait est déchiqueté, lacéré à coups de couteau. Un nouveau Clint est né.
Il y pose les bases de son style à venir : Tournage rapide, répétitions réduites, économie de moyens, désir d’indépendance face aux studios, décors réels : le film est tourné à Carmel-by-the-sea, située sur la péninsule de Monterey, en Californie. Ce n’est pas un hasard : Clint Eastwood y vit. Modestie de son casting – C’est parfois toujours le cas à l’heure actuelle, avec plus de trente films au compteur. La mise en scène est élégante, construite sur un tempo plutôt lent compensé par des giclées brutales – Un peu à l’image de ce que traduit le personnage incarné par Jessica Walter.
Le rythme quant à lui, bien qu’efficace, se révèle singulier. Si à l’image de son final il prend des tournures hitchcockiennes tortueuses et angoissantes, le film se permet par exemple une longue envolée buccolico-romantique et une virée documentaire en plein festival musical. Dans cette dernière, une scène de cinq minutes, le film nous plonge dans l’effervescence du Monterey Jazz Festival. Ça n’a concrètement aucune utilité dans le récit mais cela permet à l’auteur de déployer son amour pour le jazz et la musique en général, dont il en fera un autre beau portrait dans le somptueux Honkytonk man.
Play Misty for me prolonge quelques chose du dernier film dans lequel Eastwood a joué et qui cassait déjà l’image virile qu’il renvoyait jusqu’ici: Les proies, de Don Siegel. Ce dernier fera même une courte apparition ici, incarnant le gérant du bar. On peut résumer les choses ainsi : Si Leone a fait connaître Eastwood, c’est probablement Siegel qui l’a révélé à lui-même. Il faut par ailleurs signaler que Play Misty for me reprend le chef ’op et le monteur du film de Siegel.
On peut voir dans Play Misty for me une matrice (malgré lui, tant il est hybride, ne se rattache pas facilement à un genre codé) de thrillers psychotiques tels Liaison fatale (l’aventure d’un soir qui se transforme en cauchemar), Misery (la fidèle admiratrice un brin possessive) ou encore Basic instinct (la blonde et la brune, entre mystère et déséquilibre). Le film mise énormément sur l’inversion du rapport de force. C’est d’autant plus beau que le faible, c’est Clint Eastwood qui l’incarne. Cet effacement du héros se produit donc à l’intérieur du film puisque si Eastwood y interprète le rôle central, c’est bien celui d’Evelyn, en amoureuse désaxée et paranoïaque compulsive, qui marque les esprits.
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