L’amour et la violence.
9.0 Avant sa sortie, on entendait souvent deux griefs à l’encontre du film. Tout d’abord, certains s’interrogeaient quant à l’utilité de refaire une nouvelle adaptation, soixante ans après celle de Robert Wise. Le second, que j’entendais encore dans la file d’attente en allant voir le film : « Quel intérêt d’aller voir West Side Story fait par un autre tandis qu’on connait déjà la fin de l’histoire ? ». Deux griefs qui ne prennent d’emblée pas en compte ce qui à mes yeux s’avère le plus important : La mise en scène. De mon côté je ne vais voir West Side Story uniquement pour ce que Spielberg va me proposer. D’une part car c’est un cinéaste en pleine possession de son cinéma, de ses obsessions et que le récit peut tout à fait être une matière éminemment spielbergienne. D’autre part car c’est un genre – la comédie musicale – dans lequel il ne s’est encore jamais essayé : Quoi de plus excitant, franchement ?
Afin d’être cloué au pilori d’entrée, je tiens à signaler que je ne suis pas un fan du film de Robert Wise & Jerome Robbins. Evidemment, j’ai conscience que c’est un grand classique, un film incontournable, majestueux, avec des chorégraphies dantesques, une utilisation fascinante de son décor en studio, un crescendo tragique judicieusement construit. Mais c’est un film qui me déçoit – voire m’ennuie – sitôt son ouverture, colossale, achevée. Sans doute parce qu’il souffre, à mon sens, d’imposants problèmes de rythme. Sans doute aussi que je ne parviens pas à le replacer dans le contexte de l’époque, que voir des blancs grimés en portoricains pour incarner les Sharks me gêne, qu’entendre l’horrible faux accent de Nathalie Wood qui tentait de rouler les R me tient à distance, que l’acteur incarnant Tony est aussi émouvant et charismatique qu’un grille-pain. En réalité je suis gêné que le film soit si moderne dans ce qu’il raconte – la violence des engrenages sociaux – encore d’actualité aujourd’hui et si rétrograde dans ses moyens pour le raconter. Mais qu’importe, je comprends l’exaltation qu’il procure. D’autant que c’est peut-être la première comédie musicale aussi engagée, politiquement.
L’ouverture du West Side Story de Spielberg se joue en deux temps troublants pour moi. Elle me sidère d’emblée, par ce premier plan très aérien – en hommage aux plans aériens qui ouvrait le film de Wise – qui vient capter les gravats, avant de s’envoler au-dessus d’un chantier (où l’on construira le Lincoln Center) et de redescendre le long d’une boule de démolition jusqu’à une bouche d’égout d’où s’extirpent les Jets. Ils sortent littéralement de la terre au milieu de ce qui s’apparente presque à une zone de guerre : de purs fantômes. Ce premier plan est déjà fou tant il témoigne de la gentrification, d’un quartier en train de mourir et donc d’un affrontement à venir entre deux bandes rivales qui se querellent pour un territoire, donc pour rien, puisque ce territoire est déjà mort.
Et dans un deuxième temps, cette ouverture me gêne tant elle veut produire un affrontement plus réaliste : Chez Wise, Sharks & Jets ne faisaient que danser, quand bien même cette danse prenait les atours d’une chorégraphie de combat. Chez Spielberg, ils dansent mais se foutent aussi sur la gueule, s’envoient des pots de peinture ou des poubelles dans la tronche. Ça m’a semblé en apparence plus frontal, plus brutal, plus grossier. Mais c’est aussi le programme qu’il annonce : Bien sûr la danse et le chant seront moteurs du récit, mais tout sera aussi nettement plus physique, organique, jusqu’aux visages perlées de sueurs, cicatrices apparentes : Riff & Bernardo incarnent cela à merveille, ils pourraient très bien sortir d’un film de Ken Loach. Les coups n’ont plus rien de « la légèreté dansée » du film de Wise, c’est une violence nettement plus crue, qui évoque plutôt Les guerriers de la nuit, de Walter Hill. Et dans sa romance, le film ira aussi dans ce sens, il sera plus à vif, plus fragile, plus émouvant.
Il semblerait par ailleurs que ce nouveau West Side Story soit plus proche de l’œuvre originale de Bernstein donc qu’il s’agisse moins d’un remake (du film de 1961) que d’une nouvelle adaptation du spectacle de Broadway, crée en 1958. Pourtant, il dialogue beaucoup avec le film de Wise. C’est ce qui m’a semblé si beau, ou la sensation d’une double déclaration d’amour. On raconte que Spielberg aurait été bercé, durant son enfance, par les compositions de Bernstein. On apprend à la toute fin que le film est dédié à son père, décédé cette année. C’est bouleversant tant on ressent la dimension personnelle, l’expression d’un cinéaste à cœur ouvert. D’un amour qui relève quasi du sacré. Dans la version de 1961, il y avait un vitrail dans la chambre de Maria. Il a disparu dans la version de 2021 : Spielberg le déplace et fait une scène dans une église, vitrail devant lequel Maria & Tony s’avouent leur amour, après que ce dernier ait tenté de la séduire par des mots espagnols approximatifs dont il a demandé conseil un peu plus tôt à Valentina, sa mère spirituelle : « Quiero estar contigo para siempre ». Elle rie, il lui demande de ne pas rire. Et elle lui répond les mêmes mots, en espagnol. C’est à la fois très drôle et très beau.
Revenons un instant sur Valentina. Personnage qui n’existe pas ni dans la version de Broadway ni dans l’adaptation cinéma de Robert Wise. En réalité, Valentina sera la version réactualisée de Doc, le propriétaire de la pharmacie qui employait Tony. On apprend dans le film de Spielberg que Doc est mort il y a longtemps et que sa veuve, Valentina, a hérité de son commerce. Quel est l’intérêt d’un tel changement ? La création d’une passerelle magnifique : En effet, Valentina est incarnée par l’actrice Rita Moreno, qui incarnait Anita dans la version de 1961. Mais ce n’est pas qu’un simple clin d’œil car ce qu’en fera Spielberg dans le dernier quart, sans rien dévoiler, est l’un des trucs les plus émouvants vus au cinéma depuis longtemps.
En réactualisant le film mais sans foncièrement changer grand-chose, Spielberg vient dire qu’en soixante ans, l’Amérique n’a pas bougé. L’Amérique pré-Kennedy et L’Amérique de Trump se ressemblent. Il ne modernise pas la comédie musicale mais prolonge l’engagement qu’en avait fait Robert Wise : Dans la version de 1961, les gangs étaient déjà violents les uns envers les autres, mais ils contournaient la marelle de la petite fille, sur le terrain de basket. Chez Spielberg, ils piétinent les dessins à la craie des deux gamins, comme ils remuent sans cesse la poussière, créée sans doute par le grand chantier dont le film s’extirpe dans la scène l’ouverture. Mais pas seulement : Outre le fait que Spielberg ne grime pas ses personnages portoricains, mais prenne de véritables interprètes d’origine portoricaines, il y a aussi une vraie plongée dans la difficulté du réel, la pauvreté et la barrière de la langue. Chez Wise les portoricains utilisaient parfois l’espagnol, mais ça sonnait faux, forcé. Ici, ils l’utilisent bien plus souvent, on les voit même se battre intérieurement pour utiliser l’anglais. C’est par ailleurs Anita qui ne cesse de rappeler à Bernardo ou à Maria de parler anglais, de s’intégrer. La langue espagnole n’est plus un simple décor, mais un vecteur du récit, aussi bien pour Anita, donc, que pour Tony, qui s’en sert pour séduire Maria.
Dans la version de 1961 on y trouvait aussi un personnage exclu, un garçon manqué qui n’était pas accepté par les Jets. On le retrouve bien évidemment chez Spielberg mais il va plus loin : L’acteur est incarné par une personne transgenre. Tous les acteurs sont par ailleurs impeccables. Mike Faist, celui qui incarne Riff, est une révélation. Ansel Elgort, qui campe le rôle ingrat de Tony, ne s’en sort pas trop mal contrairement à Richard Beymer, l’acteur-bulot dans le film de 1961. Mais c’est bien son casting féminin qui sidère. On a évoqué le cas Rita Moreno, émouvant, c’est évident. Mais il faut dire combien les deux actrices incarnant respectivement Maria & Anita, sont magnifiques : Rachel Zegler & Ariana DeBose. Deux purs cyclones.
C’est un film absolument parfait, de bout en bout. D’une virtuosité totale. Un enchantement permanent. Qui raconte la mort d’un monde mais le fait avec une vivacité paradoxale bouleversante. Spielberg au sommet de son art. Et pourtant, c’est un film aussi enthousiasmant par son envie de danser, chanter, vivre, raconter qu’il est mélancolique tant il ne cesse, malgré lui, d’annoncer la fin de Spielberg, donc la fin de cette forme de cinéma, dont il est l’unique représentant aujourd’hui, ayant élevé le divertissement à son point de perfection absolue. Qui aujourd’hui aurait pu faire ce film-là ? Avec ce respect et cette inventivité-là ? Sans jamais pervertir l’œuvre qu’elle adapte ni dénaturer celle qu’elle prolonge, mais tout en étant infiniment personnel. Génie.