The sound of earth.
8.0 C’était méprendre – moi le premier – le grand cinéaste thaïlandais que de s’inquiéter de le voir se délocaliser en Colombie en y faisant tourner Tilda Swinton & Jeanne Balibar : Son cinéma n’a pas bougé, il est toujours aussi exigeant si l’on peine à s’y abandonner, toujours aussi doux si on y est disponible et qu’on en capte la transe.
Memoria est né d’une expérience personnelle troublante, celle éprouvée par le cinéaste lui-même qui raconte avoir été sujet au syndrome de la tête qui explose : Un trouble du sommeil qui se manifeste par une imposante détonation ressentie avant le réveil. Un son inexplicable. Que personne d’autre n’entend.
Partant de là, Memoria suivra – quasi de chaque plan – Jessica, incarnée par une Tilda Swinton au diapason du projet, énigmatique, lucide et fantomatique, déambulant, étrangère, dans la capitale colombienne, apparemment pour être au chevet de sa sœur malade, puis en quête d’un étrange son, avant de s’évaporer dans la jungle.
Si l’on est familier du cinéma d’Apichatpong Weerasethakul, on retrouve rapidement son tempo et ses obsessions : pour les hôpitaux, la maladie, la forêt, les fantômes, le sommeil, la mémoire. Il faut comme souvent une scission majeure en son cœur. Celle-ci évoque celle de Kaili Blues (Bi Gan) avec ce tunnel au mitan qui nous emportait ailleurs : C’est une immense grotte qui fait office de transition entre la ville de Bogota et la campagne colombienne. Dans Memoria, le temps semble s’arrêter.
Le film s’ouvre sur le réveil de Jessica, causé par le retentissement d’un bruit, une sorte d’explosion – « Une énorme boule de béton qui tombe dans un puits de métal entouré d’eau de mer » ou « un grondement tout droit sorti du noyau de la terre » comme tentera de le définir plus tard la jeune femme – qui nous vaut un sursaut. Aussi désemparé par cette étrange déflagration que l’est le personnage, le spectateur attend une amorce de contre-champ. Il arrivera et ne fera qu’accentuer la zone de mystères : Sur un parking (celui sur lequel donne son appartement ?) les alarmes des voitures s’animent, en chœur, jusqu’à créer une partition de klaxons d’abord désagréable puis totalement hypnotique. La couleur (du son) est annoncée.
Memoria offrira beaucoup tout en préservant son mystère. Le film s’embarrasse ainsi peu du background de ses personnages. On apprend des choses sur eux, par instants, mais jamais rien qui soit essentiel dans le récit déployé. Ils sont globalement très peu caractérisés, sans doute de manière à ce que le spectateur y projette tout son imaginaire. Le film joue aussi sur la barrière de la langue mais sans jamais que ce soit un élément moteur et narratif. Au même titre qu’il n’appuie à aucun moment sur le déracinement de cette femme. Simplement, il prend le temps de filmer sa déambulation. Au présent.
Dans l’une des plus belles scènes du film, un jeune ingé-son répondant au nom d’Hernan écoutera longtemps Jessica tenter d’évoquer ce son, afin de le reproduire dans sa salle de mixage. Et à l’autre bout du film, un paysan, nommé lui aussi Hernan, évoquera sa capacité à comprendre le langage des singes hurleurs qu’on entend hors-champ aux quatre coins du cadre. Le premier Hernan disparaitra comme s’il n’avait jamais existé. Le second pourra faire l’expérience de la mort et connecter Jessica à la mémoire des choses.
C’est un film tout en vibrations. Une incantation à observer, écouter le monde d’un œil, d’une oreille nouvelle. Un peu à l’image de cet étrange son, qui bientôt nous apparait si familier. Mais ça peut aussi être le bruit d’un cours d’eau, le long grincement d’une chaise. Construit sur deux parties distinctes, ville puis jungle, Memoria perd un peu de l’homogénéité sublime qui traversait Cemetery of splendor, son film précédent ; au premier abord, du moins, car le film s’installe, ne nous quitte pas. Et si dans sa deuxième partie le film tend vers l’immobilité, le plan continue de vivre, de bouger, de fasciner en permanence. D’autant que si le son a toujours été une donnée fondamentale de son cinéma, rarement il aura été pur moteur narratif comme c’est le cas dans Memoria.
Le film se termine sur un mystère supplémentaire, qu’on appréciera ou non. Quelque part entre une immersion fantastique à la Still Life (Jia Zhang-Ke, 2007) et une multitude de plans fixes, silencieux sur le vide façon L’éclipse (Antonioni, 1962). C’est évidemment et comme toujours avec Joe, un film qui demande de la disponibilité qui n’a d’égal que la récompense qui nous étreint, nous hante.