The lost girl of moon.
10.0 Comme dans La La Land, la première séquence de First man donne le La. On est dans la carlingue d’un avion-fusée, aux côtés de Neil Armstrong, lors de l’une de ses missions de pilote d’essai, en l’occurrence une sortie de l’atmosphère. Il va traverser la couche gazeuse avant de rebondir dessus, puis il va plonger à une vitesse fulgurante et se poser, tandis qu’on le croyait parti pour se crasher – Il faut dire que ces avions expérimentaux étaient davantage dédiés à établir des records qu’à faire figure de véhicules confortables : La dimension sonore de cette introduction est donc essentielle et permet de rappeler l’aspect ô combien rudimentaire de ces engins, dont on comprend pourquoi les accidents étaient si réguliers. On entend bien les moteurs, la ferraille, les grincements, le bruit des écrous. Tout est fait de vibrations, pression, cadrans en plastique. On y est. Dans l’habitacle d’un avion-fusée. En plein dans les années 60.
C’est un prologue à l’image du film, qui ne cessera de montrer les ratés, les failles, avant la réussite miraculeuse – premier amarrage dans l’espace en 1966, puis premier alunissage en 1969 – au moyen d’enchainements qui n’auront pas l’agencement virtuose de son film précédent, mais la subtile simplicité de ces films dans l’ombre d’un autre : First man parfois s’essouffle, puis l’instant suivant redécolle, touche puis indiffère, comme ce personnage face à la vie ou face à son voyage, quelque part. C’est un film en symbiose avec son personnage. Difficile par ailleurs, de savoir s’il veut trouver sa fille sur la lune (comme Joe retrouve sa mère dans le monstre dans Super8 ou Ryan Stone trouve un élan de survie après le deuil de sa défunte fille dans Gravity) ou s’il souhaite y mourir. Parfois il semble être du côté de la vie, de sa femme, de ses garçons, parfois davantage du côté du rêve, avec ses plans, sa lunette astronomique, sa lune, sur laquelle il voudrait y laisser son deuil. C’est quasi un récit mythologique.
Neil Armstrong est l’une des plus grandes figures héroïques de l’Histoire, la plus grande du point de vue de l’aventure spatiale, mais Damien Chazelle préfère délaisser le héros et s’intéresser à l’homme derrière le héros, le garçon paumé, le père meurtri. Un biopic sur Armstrong qui s’ouvre (presque) sur la mort d’un enfant, le sien, c’est surprenant, quand même. On pourrait d’abord penser que c’est une entrée passe-partout, que celle du trauma introductif, mais ça l’est moins si tout le récit tourne autour de ce trauma, si chacune des missions d’Armstrong se voit habitée par la mort de cet enfant, si le quotidien de cet homme est autant jonché de cadavres, de manière générale. C’est l’histoire d’un homme qui va sur la lune pour y laisser son deuil, y jeter un bracelet dans un cratère. Tout le film est habité par la mort.
L’univers de First man est terrien – On ira finalement peu dans l’espace – et rythmé par la mort, puisque nombres des « collègues » d’Armstrong, à l’image de la mission Apollo 1, ne reviendront pas, laissant derrière eux des quartiers résidentiels de veuves et d’enfants sans père. Difficile d’imaginer un film si sombre à l’évocation d’une histoire (celle d’Armstrong) aussi héroïque, non ? Quoiqu’en un sens, il était déjà inédit de voir en La La Land une comédie musicale aussi triste, malgré sa légèreté, ses couleurs, ses musiques. Si Chazelle aime ses héros, un jazzman ici, un astronaute là, il les adore surtout paumés et/ou torturés et pas vraiment en adéquation avec le monde : En un sens, Buzz Aldrin remplace Keith ici avec cette conscience (que n’ont ni Sebastian ni Armstrong) d’être dans le sens du vent.
Une fois encore, Damien Chazelle fait briller le film de sa mise en scène. Aux sorties spatiales orchestrées à merveille autant qu’elles révèlent leur dangerosité répond ces séquences familiales dont la plupart copie le filmage et l’imagerie malickienne. C’est comme si s’en échappait parfois des plans de The tree of life. Ce qui n’est pas pour me déplaire, aussi parce que Chazelle n’en abuse pas. Lors d’une séance d’entrainement d’Armstrong, qui se solda par son éjection in-extremis, Chazelle saisit à la fois l’absurdité de ce danger, avec cette machine aussi incontrôlable que les supers pouvoirs d’un super héros se les découvrant, et surtout effectue un brillant montage alternant la vision subjective de Neil Armstrong (comme au tout début du film) et une caméra qui colle au plus près de lui, notamment lorsqu’il chute au sol avec son parachute le trainant sur quelques dizaines de mètres. Il me semble qu’on a rarement offert ça au cinéma, cette impression que le personnage, ce héros absolu, est un pantin, tourné en bourrique par les machines et trainé dans un champ par une toile de parachute. C’est très beau, très brut. C’est comme lorsqu’Emma Stone & Ryan Gosling dansent dans son précédent film : Il y a quelque chose de vrai, qui ne triche ni avec le cinéma, ni le genre, ni l’époque.
En fin de compte, le film surprend jusqu’au bout : avec le recul, la partie la moins passionnante, et c’est paradoxal car c’est aussi celle qui apporte une dimension plus spectaculaire, celle qui extirpe le film d’une léthargie un peu dangereuse, c’est la partie plus attendue du film : le voyage vers la lune, l’alunissage et l’attendu « One small step for man, one giant leap for mankind ». Disons qu’on retrouve les rails. Mais les plus beaux rails qui puissent nous être offerts. Il faut voir le génie de la mise en scène notamment lors de l’alunissage, la maitrise du montage alterné, la séquence du bracelet dans le cratère, la musique de Justin Hurwitz, qui trouve l’équilibre parfait entre l’emphase et l’élégance. Sans oublier que le final, le vrai, le retour en quarantaine, offre un échange de regards presque aussi déroutant, triste et intense que celui qui scellait La La Land.
Sincèrement, il y a peu de films qui me terrassent autant que celui-ci, d’une beauté, d’une tristesse sans nom. First man me hantait depuis sa sortie. Je rêvais de le revoir tout en craignant de le revoir. Je le revoyais seulement maintenant, un peu plus de trois ans après sa sortie, dans un « cycle Apollo » juste après les découvertes du dernier film (formidable) de Richard Linklater, Apollo 10½ et de l’impressionnant documentaire Apollo 11, de Todd Douglas Miller. Le moment adéquat. First man est un film immense. Une merveille absolue, que je reverrai encore et encore.