Une nuit en enfer.
3.5 Le film s’ouvre sur un plan séquence (d’une dizaine de minutes) qu’il est difficile de ne pas évoquer, tant il impressionne par sa virtuosité. Gavras en met plein les yeux d’entrée : Il a des sous (35 millions, quand même) et on le sent très à l’aise dans la construction scénique, la chorégraphie de la révolte, la violence et le mouvement – sur ce point il serait malhonnête de ne pas le remarquer : Son clip pour Stress, de Justice, n’est évidemment pas très loin, quand bien même le filmage très saccadé cède ici place à l’image continue : mais déjà, il y a quinze ans, il s’agissait de sexualiser le cocktail molotov.
L’aspect chorégraphique impressionnera par ailleurs durant la première moitié du film, tant le cadre est systématiquement rempli de corps, de mouvements, de bruits : il suffit de constater le nombre de figurants récurrents cités lors du générique final. C’est un film ambitieux. Clairement le film le plus cher de Romain Gavras. Merci Netflix.
Qu’il impressionne ou non, l’intérêt du premier plan-séquence s’explique par la volonté de saisir deux forces en présence, deux lieux aux antipodes et deux visages de frères afin de tout relier dans le même élan, en partant d’un personnage, un visage (celui d’Abdel) dans un commissariat en plein conférence bientôt perturbée par un cocktail molotov provoquant une émeute et l’invasion de l’établissement, avant que l’on rejoigne, dans un cortège de motos cross et de camionnette de police volée, la cité d’à côté érigée en zone de combat, telle une forteresse gardée par des guerriers spartiates, dirigés par un autre personnage, l’autre visage (celui de Karim).
On ne tardera pas à apprendre que tous deux sont frères et que la révolte en marche découle d’un évènement majeur (qui n’est pas sans évoquer des faits divers très actuels) : leur frère Idir viendrait juste de mourir, à la suite d’une bavure policière. L’arc de la tragédie grecque est donc lancé et Gavras de vouloir mélanger le tout dans un maelstrom bouillonnant de cris, de hurlements, de violence, de flammes, le temps d’une nuit. C’est la version Gavras de La Haine qui rencontre James Gray. Comparaisons en défaveur d’Athena, évidemment.
D’une part, sa tragédie aurait gagné à être épurée. En effet, quel est l’intérêt de ce quatrième frère ? Sinon qu’il est celui qui flippe pour sa dope, passe son temps à gueuler et semble n’en avoir strictement rien à battre du décès de son petit frère. Ce personnage (Mokhtar) est nul. Et l’acteur (pourtant génial dans le très beau A tout de suite, de Benoit Jacquot, mais c’était y a vingt ans) est en roue libre, c’est une catastrophe. Le film se serait bien mieux porté sans lui d’autant que ça aurait évité ce virage improbable pris par Abdel aux deux-tiers du film. Ce double geste (Abdel tue Mokhtar, puis menace le jeune policier, avec le petit suspense dégueulasse nous faisant croire qu’il l’a tué aussi) est absolument aberrant tant le personnage d’Abdel est le plus pacifique de tous et que par une pirouette sans queue-ni-tête il devient le plus dangereux, il pète un câble de façon disproportionnée et incohérente.
Dès lors, le film sombre complètement. Il n’a plus rien à raconter et ce qu’il lui reste à dire – dans un épilogue grandiloquent consternant – il l’a déjà transmis tout du long, puisqu’on apprend constamment, via les médias, la police ou les habitants de la cité, qu’il y a l’éventualité que la bavure policière n’en soit pas une mais qu’Idir aurait été tué par un groupuscule d’extrême droite, portant l’uniforme des policiers de la BAC. Une manière pour Gavras de ne pas trop se mouiller (tout ça c’est la faute du FN) mais pourquoi pas ? Si tant est qu’on ne le placarde pas à la truelle.
Dans ce bourbier, quelques belles idées submergent, souvent visuelles (dès que les personnages ouvrent la bouche c’est une catastrophe : « Arrêtez avec vos métaphores ! », « Ma sœur, va me chercher un Tropico ! ») : Le frigo qu’on balance du toit aux côtés de Karim et que l’on voit tomber de l’immeuble sur les chaines d’infos ; Les appels répétés de la mère (qu’on ne verra jamais) sur les téléphones de ses fils ; Le fait de suivre la naissance d’un chef de guerre.
Mais passée la prouesse technique que constitue cette introduction, que reste-t-il vraiment ? La promesse d’une construction en plusieurs points de vue : Celles de trois frères (+1 qui vient de mourir, mais qui irrigue tout le récit) et de l’étranger, un policier otage, auxquels on pourrait ajouter celui du terroriste qu’on prend au préalable pour un demeuré. Le dispositif choral aurait pu être passionnant. Mais à trop vouloir suivre le chemin de la tragédie familiale Gavras se perd. Les deux arcs les plus intéressants seront in fine ceux du flic – la mission que se donne Karim est de kidnapper un policier – notamment la séquence (sans parole, une fois encore) où il se planque dans les recoins de la cité pour échapper à ses poursuivants ; et du terroriste fiché S : Avec cette idée assez originale de l’avoir inséré dans le récit via une fausse piste – il s’occupe des fleurs de la cité ( ?) puis on le cache dans une crèche – sans pour autant masquer sa véritable identité : D’entrée, via les médias, on entend parlé de Sébastien, qui revient de Syrie. Mais à quoi va-t-il servir finalement ? A faire péter la cité avec des bonbonnes de gaz. Qu’est-ce que ça raconte, sinon que Gavras aimerait tout faire flamber et observer ça en se paluchant ?
Dès lors qu’il filme la guérilla, le chaos, Gavras est à son aise, en effet, à croire qu’il jouit pleinement de cette destruction. Mais tout vire à la démonstration de force, et le film hésite constamment à jouer la violence du réel (façon Bac Nord, lors de l’arrivée dans la cité, sans compter qu’il n’est pas sans évoquer l’affaire Adama Traoré, et d’autres) et une violence carrément spartiate un peu ridicule : Les CRS en formation tortue, éclairés par des rafales de feux d’artifice, c’était un gros NON pour moi.
Et qu’importent l’afflux de plans-séquence virtuoses : Ils n’ont plus d’autre intérêt (narratif) que d’en mettre plein les yeux, sans parvenir à impressionner comme le tout premier. Ça devient un peu gratuit. Un étalage de thune. C’est du vent.
J’ai quand même bien fait d’attendre un peu pour en causer. Il y a huit jours je me serais contenté d’un cinglant « C’est de la merde ». C’est un peu plus intéressant que ça. Pire peut-être, car problématique et douteux, mais au moins ça pose question.